A la découverte d'Enghien par d'autres chemins
LES ARISTOCRATES
La renaissance du parc d’Arenberg à Enghien
En 1973, en dépit du classement qui le protégeait et d’une histoire huit fois séculaire, le parc d’Enghien fut scindé par le tracé de l’autoroute A8.
En 1986, la Ville d’Enghien se porta acquéreur de la partie la plus remarquable, préservée d’un seul tenant (182 hectares) comprenant terres agricoles et parc d’agrément, avec tour, château, écuries et pavillons, dix hectares de plans d’eau et cinquante de bois, le tout enclos d’un mur de près de sept kilomètres de long.
En 1993, le projet de restaurer le jardin des Fleurs, l’un des cinq jardins clos créés en 1665, fut lauréat d’un concours organisé par la Communauté européenne. Cette distinction allait favoriser un vaste programme de restauration du patrimoine architectural et paysager du parc, étalé sur quelque 20 ans.
L’ambition est en effet à la mesure du prestigieux domaine, le seul qui puisse illustrer, en Wallonie, la transition entre des jardins baroques, encore inspirés par l’esprit de la Renaissance, et ceux des époques classique et romantique.
Des origines médiévales
Protégée par des fossés et deux vastes pièces d’eau, qui survivent sous la forme de l’étang du Miroir et du canal, une résidence seigneuriale est mentionnée dès 1277.
Yves Delannoy (1990) rappelle que le parc naît véritablement au XVe siècle grâce à Pierre de Luxembourg-Saint-Pol (1390-1433), qui le fait « compasser, projecter et murer » sur un périmètre de quatre kilomètres. À l’intérieur de cette enceinte, un vaste système hydraulique —étangs, viviers, digues et canalisations— est mis en place.
Louis de Luxembourg-Saint-Pol (1418-1475) y effectue des plantations, protégées du gibier par des « palis ». Dans la lignée des domaines royaux, la parc d’Enghien se partage en effet entre l’agrément, qu’appréciera Marie de Hongrie, la fondatrice de Mariemont, et la réserve de chasse propice au délassement des grands de ce monde, Charles-Quint en tête.
De cette époque témoignent encore quelques chênes qui comptent parmi les vétérans du pays (plan, n°1).
Aujourd’hui conservés au sein d’un terrain de golf, auquel ils confèrent noblesse et beauté, ces chênes dépassent les 6 m de tour, voire, pour l’un d’eux, les 7 m, corpulence attestant qu’ils sont multiséculaires.
Ces vaillants vétérans ont survécu à tous les malheurs qui ont frappé le domaine : pillages et passages de troupes, cantonnement de 10.000 cavaliers en 1815, et jusqu’à la création d’une plaine d’aviation en 1918…
Des fleurs de lys à la bannière aux fleurs de néflier des ducs d’Arenberg
Sans doute avaient-ils déjà pris racine lorsque le domaine eut à souffrir des conflits opposant l’empereur, puis son fils Philippe II, au royaume de France. Confiscations, saisies et abus multiples finiront par inciter Henri IV, roi de France, à se dessaisir de cette turbulente seigneurie au profit du prince-comte Charles d’Arenberg, seigneur d’Enghien de 1607 à 1616, dont la lignée va conserver Enghien durant trois siècles.
Lorsque Charles prend possession des lieux, le domaine est encore « si sauvaige qu’on n’y connoissait rien ». En l’espace de deux générations, il va se métamorphoser en un « parcque ample et spacieux et le plus grand des Pays-Bas. »
Dès 1608, Charles entreprend la création d’un jardin, se documente ou s’approvisionne auprès de Matteo Caccini, de Florence, et de Charles de l’Écluse.
De cette ébauche va naître « l’un des plus beaux prospects quy se puisse rencontrer dans les plus rares jardins de l’Europe. » Ce sera l’œuvre des talents conjugués de Philippe-François, premier duc d’Arenberg (1625-1674), de son oncle, Antoine, architecte de grand talent entré dans les ordres sous le nom de père Charles de Bruxelles (1593-1669), et du frère Macaire Borlère.
Conservé aux Archives générales du royaume, un plan du parc dressé peu après 1660 permet de mesurer l’ampleur du travail accompli en moins d’une génération et sur près de cinquante hectares, espace considérable pour l’époque.
Une dizaine d’allées sont tracées, dont sept, plantées de quatre rangées d’arbres d’essence différente, convergent vers le temple d’Hercule, l’actuel pavillon des Sept Étoiles, belvédère heptagonal érigé au point le plus éminent du parc.
(A gauche : Drève des Soupirs plantée de hêtres en 1925)
Trois allées se rejoignent à la Patte d’oie, au pied de l’arc de triomphe (1650) qui commande l’accès au parc. Droit devant s’étire une longue perspective focalisant le regard sur le temple d’Hercule. À main gauche s’ouvrent deux allées, l’une conduisant au mont Parnasse, tertre surmonté d’une étrange construction végétale, la seconde conduisant au vivier de la Motte, au centre duquel émergeait un monticule « pour y tenir nature et jurisdiction de Brabant ». Redessiné au XVIIIe siècle par le duc Léopold et décoré de balustrades aujourd’hui disparues, l’étang dit « des Balustres » porte désormais le nom d’étang du Miroir.
Il y a quelques années encore, les deux plus beaux chênes des marais de Wallonie rafraîchissaient le bout de leurs branches basses dans les eaux lisses. Sans doute plantés durant le dernier quart du XIXe siècle, lorsque le domaine était régi par Auguste Siraux, ces deux chênes ont rendu l’âme au cours de la décennie écoulée. Ils ont cédé la vedette à quelques arbres plantés en retrait : un magnifique frêne à bois jaune, champion de Wallonie (2) côtoyant deux pins noirs dont l’un figure parmi les dix premiers de nos provinces (3), au même titre qu’un platane d’Orient voisin.
À main droite de l’arc de triomphe s’annonçait la seconde merveille du parc : une suite de cinq jardins compartimentés occupant un espace de 220 m sur près de 140. Dans le style de la Renaissance italienne, ils formaient des chambres encloses de palissades ou de berceaux de charmes, ajourés de niches invitant l’œil à pressentir les surprises que réservaient les jardins voisins. Et chacun de ces jardins était bercé par le bruissement de nombreux jeux d’eau.
Du jardin des Fleurons on accédait à une enfilade de trois enclos : le jardin des Fleurs, abritant une collection de fleurs à bulbe, le jardin des Nains, plantés d’arbres fruitiers de basse-tige et de topiaires en if, et le jardin des Orangers, orné d’arbres exotiques dont le père Charles lui-même suggère la diversité en 1660 : « une infinité d’orangers, citronniers, grenadiers, lauriers roses, mirthes et autres arbres curieux dans de beaux vases, ce qui ne contente pas moins la veue que l’odorat. » Enfin, le labyrinthe présentait des parois d’if taillé ponctuées de mélèzes, une essence introduite en Grande-Bretagne dès 1629.
On accédait enfin au mail, une promenade aménagée entre 1649 et 1651. Le nom de cette allée —la « Maille »— évoquait le règne de François Ier, sous lequel naquit l’usage de planter des ormes le long des promenades urbaines, appelées « mails », car l’on y jouait à une sorte de croquet, consistant à pousser des boules de buis avec des maillets à manche flexible. Long d’environ 650 m, le mail d’Enghien était bordé de statues et de palissades de charmes tirées au cordeau, hautes d’une dizaine de mètres.
Au-delà de cet écran, le canal offrait un immense miroir d’eau propice à la navigation de nacelles emportant dames et gentilhommes épris de plaisirs nautiques et galants.
Vers 1685, l’essentiel est achevé. La célébrité des jardins d’Enghien est alors à son comble. S’ils ne font pas vraiment corps avec le château, comme l’exige le style classique qui triomphe en France, les jardins d’Enghien attirent les courtisans en nombre, trop heureux de savourer spectacles fastueux et parfums enivrants ou de s’amuser des automates et artifices dispersés entre fabriques et fontaines.
Tandis que ses armées assiégeait la ville d’Ath, Louis XIV vint se divertir à Enghien. André Le Nôtre y puisa-t-il quelque idée neuve pour Versailles ? En tout cas, Mademoiselle de Montpensier, qui accompagnait le Roi Soleil, écrit en 1671 qu’Enghien était « le jardin le plus beau du monde… »
Le XVIIIe siècle
De ces jardins clos, plus rien n’était perceptible lorsque la Ville d’Enghien acquit le parc, car dès le XVIIIe siècle le duc Léopold (1690-1754) avait procédé à de nombreux aménagements. Il édifie des pavillons, une orangerie ainsi que les écuries formant la cour plus tard appelée « des Acacias » en raison de robiniers, abattus en 1910.
Taxés de mauvais goût, les jardins baroques sont partiellement remblayés et plantés d’ifs et de hêtres. Livrées à elles-mêmes, les palissades végétales retournent peu à peu au port arborescent.
Vers 1730, on supprime le mail, ruiné par l’humidité qui entraîne des dépenses énormes pour assainir le parc. Fontaines et jets d’eau, statues et nouveaux jardins vont engloutir 60.000 florins…
Quant à l’arc de triomphe, aujourd’hui connu sous le nom de porte des Esclaves, il est déplacé vers 1725 pour encadrer l’entrée actuelle du parc.
Le duc Charles-Marie (1721-1778) remanie aussi le château médiéval de fond en comble. Il veille à rehausser les allées du parc. Délabrés après les guerres de Louis XIV et de Louis XV, les massifs sont replantés de quelque 285.200 arbres.
La mode est alors aux jardins anglais, qui privilégient une complicité accrue avec la nature. Vers 1750 déjà, un nouveau jardin est créé au fond du parc actuel, près de la cense. Un plan en relief du parc dressé en 1782 par Martin Schoonheyt permet d’apprécier le tracé ondulant des sentiers tracés à l’anglaise dans cette zone du parc.
Plus tard, en tout cas après 1839, date de son introduction en Europe, un cèdre de l’Atlas (4), le second par la circonférence de Wallonie (5,38 m) viendra y étaler son ample ramure, dominant de ses 23 m un jeune érable sycomore à feuilles panachées (5), un cultivar dédié au roi Léopold Ier.
(A droite : le cèdre de l’Atlas remplace le cèdre du Liban dans les jardins européens autour de 1840)
Dans le dernier quart du XVIIIe siècle, le duc Louis (1750-1820) va doubler la superficie du parc et prolonger le canal. Au fil de l’eau seront plantés des alignements de platanes dont René Pechère (1976) rappelait qu’ils étaient encore bien dégagés avant-guerre, soulignant la perspective du canal, aujourd’hui enfermé au milieu de frondaisons informes.
De cette époque témoignent d’autres platanes, monumentaux, plantés dans le fond du parc. L’un d’eux (6) présente une circonférence de 7,47 m, qui le place parmi les plus gros de Wallonie, et une hauteur exceptionnelle de 43 m.
C’est du reste l’une des constantes dans le parc d’Enghien : si la réserve de chasse princière privilégiait un couvert forestier assez lâche, sa densité ira croissant, forçant la plupart des essences à rivaliser d’ambition pour capter la lumière. Ainsi, près de la patte d’oie, un chêne s’élance à 42 m tandis qu’un hêtre parvient encore à le toiser d’un mètre. À proximité immédiate, un frêne s’élance lui aussi à 43 m, que seul surpasse un congénère au château du Roeulx, détenteur du record absolu des feuillus en Belgique (46 m).
À proximité du gros platane, deux caryers blancs (7), que seul précède le champion de Wallonie planté au château de Warelles à Quévy-le-Grand, sont hélas condamnés à végéter sous le couvert forestier.
Le duc avait aussi confié à Louis Montoyer le soin de lui construire un château sur le site de la Cense : il est détruit par un incendie lors même de son inauguration, le 29 octobre 1786, rappelant le sinistre du 22 août 1645, lorsque le vieux château fut ravagé par les flammes.
Passions horticoles du XIXe siècle
Ce nouveau désastre préfigure la fureur de la Révolution, dont les armées viendront consommer la ruine des lieux. Enghien est confisqué, l’ancien château transformé en hôpital, les plus beaux arbres sacrifiés aux besoins de la Marine française, qui envisage d’envahir l’Angleterre. Rentré sur ses terres en 1803, après la levée du séquestre, le duc Louis fera démolir la « mazure immense et informe » du château en ruines pour ne conserver que la tour de la chapelle.
Deux ifs plantés sur le mont Parnasse d’Enghien |
Pin noir d’Autriche et frêne à bois jaune |
Quant au pilori, jusque là dressé sur la grand-place, il le fait transférer en 1811 au sommet du mont Parnasse afin de montrer, en dépit de l’abolition des privilèges, « qu’avec du courage, de la vertu et de l’honneur on peut subjuguer les malheurs et donner à sa postérité le moyen de réparer ses pertes… »
La butte artificielle du mont Parnasse était à l’origine surmontée d’une étrange palissade végétale étagée, à laquelle on accédait par un portail sculpté. Selon R. Pechère, cette architecture végétale devait être formée de charmilles. Il évoque cependant la présence « d’ifs admirables de forme et d’âge qui ne demanderaient qu’à revivre s’ils n’étaient étouffés par les hêtres qui les dépassent ». De fait, perdu sous le couvert forestier, le mont Parnasse, bien diminué de nos jours, porte encore quelques vieux ifs (8) postés au pied du pilori. Âgés de 250 à 300 ans, ils sont peut-être les derniers témoins de l’enceinte végétale qui entourait la base du tertre.
Entre 1803 et 1807, le parc historique s’enrichit de nombreuses plantes et arbustes. Plus d’un demi-million d’arbustes sont plantés pour la seule année 1804. De surcroît, Joseph Parmentier (1775-1855), maire, puis bourgmestre d’Enghien et intendant de la famille ducale, devient l’un des plus fameux collectionneurs de plantes rares. Protégé de l’impératrice Joséphine, il force le blocus d’Angleterre et ramène une collection inouïe de plantes.
L’orangerie abritait déjà 660 arbustes en 1793 et l’on trouvait alors dans le parc la collection d’arbres la plus complète qui fût en Belgique. Le duc Prosper (1785-1861) possède des serres comptant parmi les plus belles et les plus riches du pays. Venues du Surinam ou des Philippines, jusqu’à 1.700 espèces fleuriront dans les serres, établies à proximité du Vieux Cèdre (9) aujourd’hui bicentenaire et jadis partie intégrante du parc. Doté d’une circonférence de 6,15 m en 1993, il figure toujours parmi les plus gros cèdres du Liban de Wallonie.
Le Vieux Cèdre foudroyé en 1972 (Photos Pompiers d'Enghien) |
Touché de plein fouet par un coup de foudre en 1972, le vétéran ne s’élève plus qu’à 18 m. Comparé au cèdre de Braffe (6,29 m, planté en 1799) et celui d’Argenteau (6,40 m, planté en 1804, on a tout lieu de croire que le Vieux Cèdre vit le jour dans le premier quart du XIXe siècle, peut-être à l’initiative de Joseph Parmentier, auquel l’historien d’Enghien, E. Matthieu (1876), attribuait l’acclimatation d’un hêtre à feuilles noires, « le premier qui ait été introduit sur notre continent », arbre mystérieux dont toute trace semble perdue.
Entre 1839 et 1846, le duc Prosper s’attache également à remettre en valeur la tour de la chapelle, dont les fondements sont les seuls vestiges du château du XIIIe siècle.
Inspiré par les préceptes romantiques, il l’intègre dans un massif arboré –marronniers et hêtres pourpres– duquel la tour émergera, mystérieuse et solitaire, tel un vestige nostalgique de la grandeur passée.
Pour en faciliter l’accès, il établit en 1844 un escalier en fer à cheval, dont le pied est encadré de buis arborescents (10) qui comptent parmi les plus gros de Wallonie. Le buis est doté d’une grande longévité. J. Brosse (2000) soutient qu’un tronc de 15 cm de tour indique un siècle d’âge. Le plus gros pied de buis de la chapelle d’Enghien —1,18 m, le plus gros de Wallonie— aurait donc plusieurs siècles.
À l’intérieur, le duc dispose de nombreuses œuvres d’art des XVe et XVIe siècles, notamment l’admirable porte de la chapelle castrale, rehaussée de six panneaux sculptés du XVIe siècle dont l’un figure l’arbre de Jessé.
Dans un même élan de conservation romantique, il décide de préserver un chêne digne de son rang et de le considérer « plutôt comme curiosité ou comme monument que comme forestier », devançant les propos tenus par Hippolyte Taine dans son "Voyage en Italie" : « […] seule la grande propriété héréditaire peut sauver de la cognée les beaux arbres inutiles »…
Désormais connu sous le nom de Chêne du Duc (11), cet arbre souverain fait honneur à sa race : c’est non seulement l’un des plus gros du pays (6,70 m), mais aussi l’un des plus altiers puisque sa cime s’élève à près de 40 m.
Cette stature démontre qu’il dut se pousser du col sous le couvert forestier, comme en témoigne également, à la lisière, un hêtre de belle venue (5 m), hélas foudroyé. De nos jours, le chêne et le hêtre coulent des jours paisibles à proximité du canal, dans le fond du parc, là où les gens bien en cour poussaient jadis leurs boules de buis à l’ombre du mail. Et dans le soir qui tombe, le promeneur songe « aux vieux arbres immenses » que décrit Herman Hesse dans "Le Dernier été de Klingsor", « comme épris de leur image, sur l’eau d’un vert presque noir qu’ils dominaient de leur masse obscure ».
Car le Chêne du Duc règnerait sans partage sur la clairière qu’il domine, n’était la présence de séquoias (12) dont l’un compte, lui aussi, parmi les plus gros du pays (7,10 m).
Cette zone du parc réserve d’ailleurs d’autres surprises, sans doute ménagées dans le dernier quart du XIXe siècle par Auguste Siraux : un sapin d’Espagne (13) et un catalpa (14) mais surtout un étrange ginkgo pleureur (15) dont l’apparente modestie (2,36 m) ne doit pas dissimuler le statut de champion de Wallonie.
Située aux confins du parc, au bout de la drève des Trois Cerisiers —dont l’extrémité est marquée par un vieux merisier (16), longtemps compté parmi les champions wallons (3,23 m) mais désormais fort mal en point— cette zone du parc est un havre de paix et de silence. Bordée par les eaux du canal, elle constitue une sorte de réserve naturelle, préservée d’un passage trop intensif afin d’y favoriser la quiétude de la faune.
La fin du domaine ducal
Le personnel de la maison ducale comptera jusqu’à 213 personnes… Les fortunes dépensées par deux générations pour reconstituer la splendeur du parc vont contraindre les deux suivantes à faire leur deuil de la grandeur passée. La seconde moitié du XIXe siècle amorce le lent déclin du domaine. Les collections horticoles, parmi lesquelles 291 palmiers ainsi que les orangers, sont rachetées par Léopold II en 1877 pour orner les serres de Laeken, l’orangerie est démolie et les serres démantelées de 1903 à 1916.
En 1913, le baron Empain (1862-1935) devient le locataire de ce parc si prestigieux. Las ! L’occupant allemand y installe une plaine d’aviation. À l’armistice, le parc est placé sous séquestre et vendu en 1924 à son locataire, qui avait fait construire un château sur le site de l’orangerie. De cette époque date la plantation d’une pruche du Canada (Tsuga canadensis, 17) qui figure parmi les plus imposantes de Wallonie (2,83 m).
Dans le parc, les allées plantées de sept essences différentes avaient cédé la place à des allées de hêtres et de marronniers « émondés jusqu’à une grande hauteur ». En 1878, l’historien E. Matthieu soulignait qu’ils formaient « une sorte de colonnade ressemblant au portique d’un temple, ou mieux, à cette suite de colonnes élancées qui se remarquent dans nos cathédrales gothiques des XIVe et XVe siècles. »
Sans doute ces arbres avaient-ils vieilli ou souffert de la guerre. Toujours est-il que le baron Empain décida en 1925 de faire planter de nouveaux alignements de hêtres.
Avec sa mort, survenue en 1935, s’estompent peu à peu les fastes d’antan. La seconde guerre mondiale provoquera encore d’importants dégâts. À la mort du baron Edouard (1984), l’ancien domaine ducal, coupé par l’autoroute A8, n’est plus que l’ombre de lui-même.
La renaissance d’Enghien
Aussi la restauration dont il fait l’objet est-elle étalée sur deux décennies. Si le patrimoine bâti offre déjà de nombreuses occasions de retrouver les fastes des XVIIe et XVIIIe siècles, il faudra encore quelques années pour reconstituer l’ensemble des jardins baroques.
Leur emplacement a été localisé par Jean-Louis Vanden Eynde grâce à quelques arbres témoins : ici une clôture en berceau de charmille trahit le jardin des Fleurons ; là une rangée d’ifs et de tilleuls délimitait le jardin des Fleurs ; plus loin, un vieil if aux branches disposées en paliers révèle la conduite en topiaire à laquelle il fut soumis voici bientôt quatre siècles tandis que quelques ifs formant un octogone indiquent l’emplacement de l’ancien labyrinthe.
Fidèle à l’esprit Renaissance, les jardins reconstitués seront bordés de broderies de buis et d’une palissade de charmes. L’étude des documents d’époque —en particulier les planches dessinées et gravées par Romain de Hooghe, et publiées dans l’album intitulé Villa Angiana vulgo het Perc van Anguien, édité à Amsterdam vers 1685— a permis de se convaincre de l’importance des charmilles dans l’aménagement primitif.
Il faudra cependant patienter encore pour retrouver, autour du pavillon des Sept Étoiles, l’extraordinaire symbolisme des plantations conçues au XVIIe siècle. Plaçant le spectateur au centre de perspectives rayonnant à travers tout le domaine, le belvédère heptagonal était entouré d’un chemin circulaire, le Rondeau, et de trois chemins concentriques à sept pans coupés. De ce point éminent rayonnaient sept allées principales et sept secondaires traversant la réserve de chasse.
Le plan de 1660 montre que ce pavillon était partiellement entouré de grandes palissades –d’ifs ou de charmes– percées de portes. On a dès lors remis les charmilles (18) à l’honneur par des plantations disposées selon une structure radiale concentrique très élaborée. Au sein d’un grand heptagone de 120 mètres de rayon, le bois sera totalement replanté et les allées bordées d’une palissade de charmes percée de fenêtres.
Quant aux sept grandes allées radiales convergeant au pavillon, elles seront à nouveau plantées d’une double rangée d’essences différentes choisies selon le plan primitif du père Charles : hêtres et frênes, chênes et châtaigniers, érables et tilleuls, mais point d’ormes, espèce trop sensible à la graphiose. Elles viendront structurer une vaste partie du parc et souligner le symbolisme du chiffre 7, capital pour la Renaissance, dont la conception géocentrique de l’univers s’appuie sur un système de sept planètes, les seules connues à l’époque.
Le remplacement des alignements plantés par le baron Empain en 1925 devenait d’ailleurs urgent : disposés selon une trame trop serrée, ces hêtres ont été contraints de rivaliser en hauteur, fragilisant leur enracinement. Du reste, plus d’une centaine de grands sujets furent mis à bas par les tempêtes de 1990 et 1991, et certains faillirent démolir le pavillon ! Grâce aux charmilles et allées replantées, celui-ci retrouvera son rôle de pivot symbolique placé au sommet du domaine. Un rôle déterminé par une fonction longtemps tenue sinon dans le secret, du moins dans la discrétion après l’abjuration de Galilée à Rome en 1633 : un observatoire astronomique où, dans l’esprit de la Renaissance, l’Homme pouvait tendre à la perfection et dominer un univers végétal concentrique parfaitement maîtrisé.
Benjamin Stassen.
Photographe autodidacte, fasciné par les liens entre l'Homme et l'Arbre dans le paysage, Benjamin Stassen écrit et photographie en simple « amateur », passions qui lui ont valu l'appui de la Fondation belge de la Vocation et de la Fondation Spes.
En 1989, à l’âge de trente ans, il fonde l'asbl Le Marronnier pour mettre ses passions au service de la protection des vieux arbres de Wallonie par le biais de nombreuses publications et expositions.
La Mémoire des Arbres constitue la synthèse de nombreuses années de recherches et de photographies. Les 2 tomes parus aux Ed. Racine en 2003 et 2004 sont toujours disponibles auprès de l'auteur (benjamin.stassen@skynet.be).
Texte extrait de l’album La Mémoire des Arbres, pp. 319 à 328, publié avec l'autorisation de l'auteur. Les photographies ont été réalisées par l'auteur, sauf autre indication.
Rehaussé de 250 portraits lumineux, illustré de nombreux documents d’archives méconnus, ce livre est une formidable invitation à chausser ses bottines pour aller à la rencontre d’un millier d’arbres parmi les plus beaux, les plus vieux ou les plus rares de Wallonie.
Vétérans sillonnés de cicatrices, ou héritiers prometteurs, ils balisent chemins et carrefours, chevauchent limites et frontières, côtoient croix, chapelles ou églises, mais aussi châteaux et fermes séculaires.
Par centaines, ils furent les symboles du pouvoir et de la justice, les supports de la foi et des croyances, les emblèmes de la paix et de la liberté. D'autres enfin sont venus de contrées lointaines pour orner parcs, jardins et places publiques. L'arbre remarquable a longtemps été réduit au rang de témoin muet.
Or il n'en est rien : par sa présence, son âge, l'emplacement qu'il occupe ou l'espèce à laquelle il appartient, il s'avère un précieux, parfois le seul témoin - vivant mais vulnérable - des rites et institutions, des coutumes et traditions issus d'un passé parfois très lointain dans lesquels sont enracinés l'âme et l'héritage du peuple wallon.
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Interview de Benjamin Stassen