A la découverte d'Enghien par d'autres chemins
Y. TOUSSAINT, Les barons Empain, éd. Fayard, La Flèche, 1996.
Nous découvrons tout d'abord une très exacte description de la situation politique de notre pays dans son premier siècle d'existence : Belgique censitaire gérée par le libéralisme ravageur de Frère-Orban ou le tout aussi bourgeois, mais catholique, Charles Woeste (pp. 38-43).
Ce jeune royaume offrait certes une situation propice aux "affaires", encore fallait-il le génie et l'audace d'Edouard Empain pour se créer de toutes pièces une place au soleil d'abord, un empire ensuite. L'auteur rappelle l'aventure congolaise : Léopold II y est comparé à Gulliver (p. 52). Le souverain et son "complice" Edouard sont le lion et le renard cheminant de conserve (p. 54). La mégalomanie du grand roi est sans limites, ses entreprises, -telles les chemins de fer chinois-, parfois étonnantes (p. 56).
Il y a bien quelqu'ironie à propos de ce titre de baron décerné au fils de l'instituteur de Beloeil, mais Toussaint rappelle que pour Edouard Empain, cet honneur impliquait aussi des devoirs (p.99). On croit distinguer chez l'auteur une opposition critique à l'ultra-libéralisme : Edouard réussit au-delà de tout espoir, il est vrai, mais son génie et sa manière doivent être replacés dans le XIXe siècle. Son titre d'"ingénieur" est quelque peu poétique. Il n'en a que plus de mérites et dépasse largement le niveau d'"amateur éclairé" (p. 71).
Héliopolis valait bien un chapitre. L'auteur ne l'a pas manqué. Tout y est, l'approche diplomatique d'un pays anglophone et anglophile, les alliances avec Maskens ... le gigantisme du projet, le brelan architectural : la "basilique", le "palace", la "Villa hindoue" (p. 129), auquel s'ajoute même un aéroport sans avions.
La première guerre mondiale est certainement un événement marquant dans la carrière d'Edouard-Louis Empain. Yvon Toussaint le replace habilement dans l'histoire de Belgique, y décrit la position courageuse d'Albert Ier face aux avances de son cousin l'empereur Guillaume II (1913), les premiers contacts du baron avec son futur bras droit, Georges Theunis (p. 162), et l'activité d'Edouard entre la réduit de l'Yser, Paris et Sainte-Adresse.
Le fils aîné du pionnier s'appelle Jean, Johnny pour les intimes. Fut-il d'une telle puérilité, fut-il le talon d'Achille, la médiocrité que le septuagénaire fatigué ne put écarter du pouvoir? Certes ce joueur, -un autre lui succédera-, manque de pondération. N'est-ce pas explicable, sinon justifiable, lorsqu'une telle puissance vous tombe sur la tête et que le maître de cette dernière a oublié de vous en donner le mode d'emploi. Comme beaucoup, Edouard est mort au sommet de la puissance et de la gloire ... en oubliant la suite. Il laissait derrière lui un testament et trente-cinq milliards de francs belges (p. 214). C'est énorme, mais il ne suffit pas de démontrer sa réussite, encore faut-il prévoir l'avenir et ne pas s'accrocher désespérément au pouvoir. Soudainement, sans aucune transition, Jean et son frère cadet Louis se retrouveront à la barre.
Comment ne pas chavirer, perdre la tête et mordre la vie à pleines dents? Pourquoi conquérir, quand le monde est à vous? Le jugement de l'Arbitre financier (1934), est sans appel (p. 229). Quoiqu'il en soit, Jean et Louis prennent une première décision : c'est l'éviction sans condition de leur oncle François. Exit la branche cadette (p. 217).
Louis ne joue guère de rôle dans la gestion du groupe. Son épouse, Geneviève Hone, en donne une description attendrissante (p. 246). Hors du temps et de la saga Empain, il était l'être pur qui, après avoir reçu l'illumination au bord du Saint-Laurent, décide, à l'instar des chevaliers du moyen-âge, non de partir à Jérusalem, mais de donner ses biens aux pauvres. C'est la chance de son cousin Edouard, -fils de François autrefois exclu-, qui recueille quelques postes d'administrateur. Enghien revient donc au pouvoir.
Louis s'est coupé du monde des affaires et bientôt de sa famille. Qualifié d'homme excessif par son fils Michel, Louis Empain aurait bien voulu attaquer les lois capitalistes pour vivre selon l'Evangile (p.255). Heureusement que son père lui en avait donné les moyens : un don d'un milliard et demi à Pro Juventute. Quant à ses positions, quelques peu critiquables vis-à-vis des théories rexistes, Toussaint en parle avec modération. Cette qualité de l'auteur mérite d'être relevée. Présente dans tous ses jugements, il y a toujours le pour et le contre, l'extrême et le pondéré. Il se demande : cet humaniste a-t-il aimé les hommes?
Il est temps de revenir au château d'Enghien où vit Edouard François Empain. Nous l'avons vu revenir aux affaires, suite aux béatitudes de Louis. C'est l'occasion pour l'auteur de rappeler l'histoire de la seigneurie depuis Hugues d'Enghien jusqu'au bail de François Empain : une page; mais ce n'est pas le sujet de l'ouvrage (p. 263). Quant à Edouard, on ne peut pas dire que le portrait soit édifiant. La fréquentation de Léon Degrelle est ici patente, même si ce dernier n'apprécie guère son interlocuteur. Edouard-François participe assez naturellement à la doctrine du patronat belge (p. 266), qui veut que dans la Belgique occupée, l'industrie tourne pour nourrir la population. Point de vue défendable certes, mais l'industrie tourne aussi pour le bonheur de ses actionnaires.
Enfin, les anglais arrivent, envahissent le parc et la vie reprend son rythme d'avant-guerre.
Pour Jean Empain, successeur direct du fondateur de la dynastie, il est encore question de guerre et de rexisme. Mais le jeune baron préfère Paris, Monaco et les soirées étourdissantes au château familial de Bouffemont, à ces choix idéologiques (p. 273). Dans cet esprit, charger Jean Empain de responsabilités dans l'épouvantable raffle du vélodrome d'hiver (1942), parce que les autobus du Métropolitain, -dont il est l'actionnaire-, assurent le transport nous semble inadéquat. On ne voit pas bien comment les transports parisiens auraient pu s'y soustraire? Les mauvaises fréquentations de Jean pendant l'occupation lui vaudront -à juste titre sans doute- l'exil dès 1944.
C'est bientôt la fin, brutale, douloureuse un cancer de la gorge ronge lentement Jean Empain. Il s'émeut, -un peu tard-, de son fils, l'affection paternelle soudain le bouleverse (p. 285). Wado, -c'est le dernier de la saga-, pardonne à ce père absent et décide qu'il est tel que je me dis qu'il est. Yvon Toussaint, avec une pondération qui l'honore, résume le personnage de Jean Empain : contestable avec cependant des qualités de gestionnaire incontestées celles-là. Il suffit pour en juger de constater la santé florissante du groupe qu'il lègue à son fils (p. 296).
Jean Empain meurt le 7 février 1946, après avoir commis l'erreur, de confier les intérêts de son fils mineur à son frère cadet, Louis, plus compétent dans la contemplation que dans la gestion industrielle et financière. d'Enghien, Edouard saura tirer les ficelles de cette situation inespérée et réunir en ses mains la majorité des titres qui fait désormais de lui le maître du navire. Calculateur, il ira jusqu'à épouser la veuve de son cousin Jean Empain, non parce que Rozel! Rowland est encore jolie, mais pour mieux contrôler l'héritier légitime, Wado, qu'il adoptera de surcroît. Louis, lui, a abandonné la partie pour se consacrer aux Ecrits des Saints.
Dernier acte. Edouard-Jean, dit Wado, épouse une belle italienne et se rend compte soudain que ne rien savoir des affaires de sa famille revenait d'une certaine façon à ne rien savoir sur soi-même (p. 323). Il présente donc à son "cousin-papa" un marché fort simple : ou bien Edouard lui remet le flambeau et toutes les rênes du pouvoir, ou bien lui, Wado, vend ses parts au groupe Lambert! Edouard cède et sombre dans le whisky. Quant au baron Léon Lambert, il est momentanément renvoyé dans les cordes. Suivent alors quelques détails relatifs à l'histoire enghiennoise, aux querelles entre le baron au château et son beau-frère à l'hôtel de ville (1). Edouard meurt fin 1984 dans une déchéance que l'on dit totale.
Edouard-Jean sait ce qu'il veut, il décide vite. Il a trente ans et la puissance lui donne des ailes. Il s'attaque à un très gros poisson : le groupe Schneider. Contre l'avis de Matignon et de l'Elyzée, Empain s'empare du fleuron de l'industrie française. Il a tenu tête à de Gaulle, fait céder Pompidou et conquis Giscard (p. 349). Non-content de cette prouesse, le "baron-financier belge" ajoute à Empain-Schneider une carte majeure : l'industrie nucléaire où il a eu le bonheur de choisir une filière éprouvée aux Etats-Unis, celle de Westinghouse. Quelle impudence!
La roue s'arrête soudain lorsqu'un matin de janvier 1978, quelques truands kidnappent le jeune lion et réclament une impressionnante rançon. Les médias ont donné à l'événement toute la publicité nécessaire et même celle qu'il ne fallait pas. Au début tout le monde est pétrifié; mais peu à peu les paparazzi mettent à jour la vie privée du baron. Après avoir subi deux mois de détention dans des conditions abominables (p. 392}, sa famille et ses collaborateurs sont convaincus de l'incapacité de ce dernier à gérer son empire au travers du jeu et des jolies femmes.
Wado retrouve donc la liberté mais perd sa femme et son siège de président à la rue d'Anjou. Il écrira d'ailleurs : je suis à la fois prisonnier des policiers, de mes proches, de mes collaborateurs. J'ai changé de gardiens ... on a bousillé ma vie (p. 422}. Il reviendra malgré tout à la barre, changera le PDG de son groupe, mais vendra finalement à Paribas l'ensemble de son portefeuille, et ce, pour le plus grand bonheur de la France : Les pouvoirs publics éprouvent un grand soulagement à l'annonce de son départ. Le baron contrôlait l'industrie nucléaire française. Il était aussi l'étranger dont le rachat en 1963 de Schneider, fleuron de l'industrie nationale, avait provoqué la colère du général de Gaulle. (Le Monde 28 fév. 1981, p. 444}
A plusieurs reprises, Yvon Toussaint met en exergue l'attitude des pouvoirs français. Elle relève, dit-il, du chauvinisme et parfois même de la xénophobie. on ne peut donc s'empêcher de penser que le rapt du baron Empain fut téléguidé de plus haut. L'auteur ne retient pas cette éventualité (p. 410). Il n'empêche que les événements arrangeaient beaucoup de monde. Car enfin, Empain s'était opposé de front au pouvoir et ce jusqu'à l'Elizée. Par le biais de Westinghouse, le groupe Empain en était arrivé à contrôler un domaine aussi sensible que le nucléaire, c'est-à-dire plus des trois quarts du potentiel énergétique de la France d'aujourd'hui. Mais laissons cela. Aucune réponse ne sera jamais donnée à une telle question. Mitterand nous a appris qu'il y a des zones d'ombres auxquelles on ne touche pas. Nous ne sommes pas aux Etats-Unis où un président se fait éjecter par les citoyens.
Quelques cent trente ans ont passé depuis le fondateur (1852) jusqu'à la chute de la Maison Empain (1981}. Pas de synthèse ni de bilan, conclut l'auteur. La vie continue. Yvon TOUSSAINT qui en toute modestie refuse le qualificatif d'historien, a pris conseil auprès des meilleures sources dont les professeurs Ginette Kurgan et surtout Jean Stengers.
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Daniel Soumillion
(1) José le Clément de Saint-Marcq (1917-1982) époux de France Empain (1917 - ?)
Source : Bulletin trimestriel du Cercle Archéologique d'Enghien - B.C.A.E. 2/96 - N° 10 - Février 1996 - pp. 190-193.
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Les Barons Empain
23 janvier 1978. Le baron Edouard-Jean Empain, héritier de la dynastie industrielle Empain-Schneider, est enlevé devant son domicile parisien, avenue Foch. Baron richissime au physique de play-boy, il est, à 41 ans, à la tête d'un empire colossal : pas moins de 300 sociétés, 150 000 employés et 22 milliards de chiffre d'affaires. Après presque deux mois de détention, plusieurs tentatives de remise de rançon échouées et un auriculaire amputé, Empain est libéré le 24 mars 1978. Le baron découvre avec stupeur, à l'issue de son cauchemar, qu'il est loin d'être le héros d'une aventure infernale, mais bel et bien la victime fragile et banalisée d'un fait divers crapuleux. Retour sur un dossier qui garde aujourd'hui encore sa part d'ombre.
Le Grand Oral avec Edouard-Jean Empain par Le_Soir
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YVON TOUSSAINT - Les Barons Empain, Paris, Fayard, 1996, 476 p.
Yvon Toussaint est journaliste. Il a été directeur du Soir de Bruxelles. L'ouvrage qu'il nous propose, sans être un travail universitaire, nous présente un texte d'un grand intérêt sur la saga des six barons Empain. À partir d'un travail d'archives et de nombreux témoignages de première main, Yvon Toussaint montre que la transmission d'un patrimoine estimé à plus de six milliards de francs français, constitué par Édouard Empain (1852-1929), se réalise de manière très chaotique à défaut d'héritiers aptes à hériter. Il apporte ainsi un précieux éclairage sur les conditions de la genèse des lignées grandes bourgeoises en mettant en lumière les vices de forme qui peuvent interdire la fondation dynastique.
Édouard Empain, fils d'un instituteur belge, édifie sa fortune dans les chemins de fer, le métro, dont celui de Paris, les tramways, dont le réseau du Caire. Une belle fortune, destinée à un bel avenir, s'il n'y avait la vie privée et ses aléas. Bien que catholique, Édouard Empain ne régularise qu'en 1921 sa liaison avec Jeanne Becker qui lui a donné deux fils, Jean, né en 1902, et Louis, né en 1908. Il n'hésite d'ailleurs pas à présenter ses deux enfants « naturels », comme on disait à l'époque, comme étant « les enfants de [sa] sœur » (p.106). Voilà qui n'aide guère à prendre conscience de ses responsabilités d'héritier. D'autant qu'Édouard Empain a un frère, François, qui va s'inscrire par son mariage et son mode de vie dans la haute société. De Ghislaine de Montblanc il aura un fils né en 1914. « Il l'a prénommé Édouard, en hommage à son frère. Sans doute aussi, parce qu'inconsciemment, ce nourrisson est à ses yeux l'héritier du nom et celui de la fortune familiale dans les deux acceptions du terme » (p. 107). Mais tout commence à se gâter lorsque François, chargé par son frère Édouard d'assurer la formation aux affaires de Jean, le fils aîné illégitime, va tenter de le rendre inapte à assurer la succession en encourageant des penchants au dévergondage. Constatant ces tentatives pour corrompre son fils, Édouard mettra son frère François à l'écart. Ayant pris la succession de son père, Jean, tout en assurant de loin ses fonctions, mène grande vie et fait scandale ; « Il amorce une carrière donjuanesque si tumultueuse qu'on ne peut qu'en faire un des traits essentiels de sa biographie. Mais il s'est également toqué d'un autre divertissement auquel il consacrera beaucoup de temps : le jeu. Et comme il fait en toute chose, il s'y livre d'emblée de manière excessive » (p. 193). Quant à Louis, devenu mystique, il abandonne ses responsabilités pour se réfugier dans des activités caritatives. Tout s'est passé comme si ni l'un ni l'autre ne se sentait la légitimité nécessaire à tout héritage assumé. Jean épousera une actrice américaine de music-hall qui, à New York, se produisait nue sur scène, le corps enduit d'une peinture dorée, d'où son surnom de Goldie. Elle aura un garçon de Jean, dont le prénom composé, Edouard-Jean, entend sans doute l'inscrire dans la dynastie familiale. C'est pourtant sous son surnom que Wado deviendra célèbre à cause de son enlèvement crapuleux à Paris en 1978. Il avait pris les commandes du groupe après le discrédit ayant frappé son père, Jean, compromis avec les Allemands pendant l'Occupation, et après le remariage de sa mère devenue veuve, avec Édouard (II) Empain, le fils de François, frère du fondateur de la « dynastie ». Son beau-père est donc aussi son cousin ! Cet imbroglio crée une situation qui ne facilite guère les repères identitaires de l'héritier. Wado ne cessera, lui aussi, de se vivre comme un imposteur. « La preuve en est que, dans les interviews comme dans les conversations privées, alors qu'on ne l'attaque pas sur ce thème, il se défend de plus en plus d'être un usurpateur » (p. 350). Après son enlèvement et la révélation par ses proches des frasques de sa vie privée, le baron Empain s'éloignera définitivement des affaires.
L'enquête d'Y. Toussaint fourmille de données sur la fortune et les infortunes de la « dynastie », qui ne sera jamais solidement établie. Et ce malgré les relations avec la famille royale. Léopold II accordera le titre de baron à Édouard Empain dès 1907. Le départ était des plus légitimes, s'il n'y avait eu ce hiatus profond avec les canons familiaux dont le respect paraît avoir manqué à la formation d'héritiers dignes de ce nom. L'enquête montre de façon très convaincante que la transmission de fortunes importantes suppose l'intériorisation du respect des ancêtres, du devoir de transmettre, du sentiment d'être le maillon d'une lignée, l'usufruitier de biens dont vous n'êtes que le dépositaire. Ces dispositions demandent un travail systématique d'inculcation qui a manqué aux descendants d'Édouard Empain.
Michel Pinçon
Monique Pinçon-Charlot
Source : Ministère français de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation - Genèses, Année 1997, Volume 28, Numéro 1 - p. 169 - 170.
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