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A la découverte d'Enghien par d'autres chemins

Le Père Pierre Delattre S.J.

 

IN MEMORIAM

 

Le Père Pierre Delattre S.J.

 

Le Père Pierre Delattre, s. j.
(1876 - 1961)

Membre correspondant
du Cercle archéologique d'Enghien
 

 

__________

 

 

En cette année 1961, le Cercle archéologique d'Enghien a perdu un de ses plus dévoués collaborateurs, le R. P. Pierre Delattre, S.J. Fidèle ami des Enghiennois, le R. P. Delattre fut autorisé par ses supérieurs à rester à Enghien après le départ des Pères Jésuites français en 1957. C’est dans cette ville, à laquelle il s’était tellement attaché, qu’il a terminé sa carrière d’historien. Le Comité du Cercle a demandé à l’un de ses membres, M. Y. Delannoy, qui l’avait particulièrement bien connu, de retracer quelques traits caractéristiques de sa vie et de ses œuvres.

 

*****

Enghien, le 12 mars 1961.
Dimanche de la Laetare.

« J’étais dans la joie quand on m’a dit : Allons à la Maison du Seigneur... »

Le Père Delattre, le dernier des Pères Jésuites français d’Enghien, s’éteint...

 

*****

 

Qui était le Père Delattre ?

A Dorignies (Douai), était venu s’installer un ancien élève de l’Ecole centrale des Arts et Manufactures, Jules Delattre.

Il y dirigera une usine de peignage de laines.

De son mariage avec Adèle Anger, Pierre sera le troisième enfant de huit.

Après ses études secondaires au collège de Notre-Dame de Boulogne, celui-ci entre, le 10 octobre 1894, dans la Compagnie de Jésus au Noviciat de la province de Champagne, alors réfugié à Gemert en Hollande.

Premiers contacts avec l’étranger...

On le retrouve enseignant l’histoire à Reims (1896-1898), dans les collèges d’exil de Florennes (1903-1904) et d’Antoing (1904-1905) qu’il quitte pour Enghien. Il y est ordonné prêtre en 1908, fait son Troisième An à Cantorbery (1910-1911) et revient à Antoing pour y occuper la chaire d’histoire dans les classes supérieures préparatoires aux grandes écoles.

Dieu, la France, l’Histoire...

Toute la vie du Père Delattre s’y ramène.

A ce contact de tout instant, elle ne va cesser de s’intensifier, s’épanouir, rayonner.

Que, plus tard, durant quatre années, la Gestapo soit aux trousses de ce Jésuite, qui donc s’en étonnera ?

A l’aube de la première catastrophe mondiale, il électrise déjà son monde : « Plus que jamais, aujourd’hui, il faut que cette grande et forte idée de la France pénètre et domine notre vie. C’est pour elle que, par dessus toutes les contingences, nous devons vouloir vivre. Précurseurs de la France de demain, notre devoir est de réaliser en nous l’idéal du Grand Français, de chercher à accroître en quelque sorte son patrimoine moral, intellectuel, matériel, à sauver du moins ce qu’il en reste si nous ne pouvons faire davantage... » (*).

(*) Les grands souvenirs, Hors de France, n° 18, juillet 1914, p. 152.

Pénétrer et dominer sa vie, la France n’a pas manqué de le faire et certes l’on aurait pu en tirer meilleur profit, mais ceci est une autre histoire...

Bloqué en Belgique occupée, le Père Delattre servira de son mieux la cause des Alliés.

Professeur sans élèves, il trouve d ’autres auditeurs. Le voici conférencier.

Ah ! l’Histoire, ce petit rien à l’auréole d’or, ferment de civisme et source de constance au milieu des plus grandes bourrasques... Ce qu’elle lui fut utile pour proclamer la suprématie du Droit sur la Force, raffermir les espérances, renforcer les courages !

Avant ce conflit mondial, n’avait-il pas déjà écrit : « l’étude de l’histoire évoquant les siècles de gloire, les luttes de géant, les désastres sans nom, réveille au fond des âmes tout ce que les morts y ont laissé d’eux-mêmes et ranime les désirs d’une existence nationale indépendante. Des peuples élevés à pareille école ne disparaissent pas... » (*).

(*) Idem , p. 153.

A cette activité, s’en mêlent d’autres : les publications clandestines, la distribution de la fameuse Libre Belgique, etc...

Février 1916.

Le Père Delattre est arrêté par les Allemands. Le Conseil de Guerre de Mons le condamne à sept mois de forteresse et deux ans de captivité. On le retrouve à Elberfeld, puis à Beuron, enfin au camp d’Holzminden. Après quoi, il est heureusement expédié en Suisse.

Aumônier d’un camp d’internés, il trouve là une nouvelle manière de servir Dieu et Patrie.

Trois mois avant l’armistice, il réussit à regagner la France.

Le général Mangin le charge, en 1919, de professer l’histoire et la géographie au Lycée Français de Mayence. Le cartel des Gauches ne digère pas la présence de Jésuites dans ce corps professoral et, cinq ans plus tard, le Père Delattre doit abandonner cet enseignement pour se limiter au ministère apostolique.

Il en profite pour approfondir ses connaissances de la langue germanique et multiplier les contacts avec les populations d’Europe centrale par de nombreux voyages en Allemagne, Autriche, Hongrie, Roumanie, Tchécoslovaquie, etc...

Au mois de décembre 1926, il regagne le Scolasticat de Théologie d’Enghien dont il devient le bibliothécaire.

Pendant les vacances, il laisse là quelques 80.000 livres pour tâter le pouls de l’Allemagne et de ses voisins. Il parcourt le pays non pas dans ses hôtels, mais dans la profondeur, les coins et recoins de son intimité, car, écrira-t-il, « on n’entre pas en contact avec une nationalité dans les hôtels ; il faut pénétrer dans les familles, gagner la confiance », et, poursuit-il, « on n’apprend qu’à condition de faire abstraction de tout ce qu’on croit savoir, d’interroger avec loyauté et désintéressement, d’écouter avec sérénité et patience, de réfléchir enfin en toute indépendance » (*).

(*) Comment on devient Bolcheviste, La terre wallonne, t. XXV, n° 149, février 1932, p. 273.

Remonter jusqu’aux sources, s’en servir ensuite sans les ternir. Discipline historique appliquée au reportage...

Ainsi donc, il observe, écoute, note, analyse, synthétise. Aux questions succèdent les sondages, les enquêtes, les études. Et le voici qui rédige, corrige et publie.

Plus de deux cents articles paraîtront ainsi, totalisant près de trois mille pages (*).

(*) Ces articles qui s’échelonnent de 1926 à 1934, ont, pour la plupart, été publiés dans les journaux et revues suivants : Notre Droit, la Revue hebdomadaire, la Revue apologétique, la Revue politique et parlementaire, le Correspondant, Voir, Lettres de Jersey, Schule und Erziehung, la Vie catholique, Allgemeine Rundschau, Das neue Reich, Razon y Fé, Jugend-Führung, Vers l’Unité, France-Europe, The Month, le Bulletin catholique international, le Bulletin d’Etudes et d'informations de l'Ecole supérieure de Commerce d'Anvers, la Terre wallonne, la Parole universitaire, l'Europe nouvelle, Documentation catholique, la Vie Intellectuelle, la Revue des Deux Mondes, l'Irenikon, La Croix du Nord, la Revue d'Histoire des Missions, la Nouvelle Revue Théologique, der Friedenskampfer, la Nouvelle Revue de Hongrie, Schönere Zukunft, Christus, etc... etc...
Nous tenons à exprimer ici nos remerciements au R. P. Hugues Beylard, archiviste de la Province de Champagne de la Compagnie de Jésus, qui a bien voulu nous permettre d’accéder aux archives de cette province et nous communiquer divers renseignements biographiques.

Quelques chapitres au hasard de cette somme germanique ? La position politique des Catholiques allemands, Le plébiscite de 1926, Les unions nationalistes, L’éducation en Allemagne, La loi scolaire devant le Reichstag, Le Remembrement territorial de l’Empire, La guerre ou la paix, Vienne et le Bolchevisme, Le Concordat...

Et déjà, dès 1930, quelques titres évocateurs d’orages : Où en est la volonté de paix en Allemagne ? L’Allemagne se démocratise-t-elle ?, véritables prophéties d’une nouvelle explosion de cette redoutable mystique germanique : « Cette mission (de la Prusse), écrit-il, c’est d’abord de soumettre l’Allemagne entière, de la déborder, de régir l’Europe centrale, mais c’est aussi de faire triompher par l’Evangélisme un germanisme dont la doctrine politico-religieuse est en voie de formation. Elle entraîne naturellement des droits : le droit de la force pour renverser impitoyablement tous les obstacles, le droit d’éduquer dans cet esprit tout ce qui, naissant allemand, doit aider la Prusse à remplir cette mission. Histoire, philosophie, sociologie, droit, tout concourt dans les écoles à établir cette mission, à préciser les devoirs qu’elle impose, à justifier l’emploi des moyens qu’elle requiert. Le souverain, l’aristocratie n’en sont point les seuls dépositaires ; tout Prussien en est investi pour sa part : le fonctionnaire d’abord, le sujet ensuite. Le culte de la patrie n’a pas d’autre sens... » (*)

(*) L'Allemagne se démocratise-t-elle ?, Revue des Deux mondes, T. 57, 3e livr., 1er juin 1930, p. 549.

D’autres cris d’alarme ne manqueront pas de suivre : L’Allemagne abdiquera-t-elle devant la Prusse ?, Les élections en Allemagne et le National-Socialisme, Où va l’Allemagne ? (1931), Le National Socialisme en Allemagne (1932), Les assauts de l’Etat (1934), etc... Ainsi donc la voilà dépistée, découverte, dénoncée « cette doctrine qui non seulement divinise l’Etat, mais fait encore de la Prusse une sorte de messie politique et religieux » justifiant le fer et le feu, les larmes et le sang qui devaient si tragiquement illustrer le Troisième Reich depuis l’Anschluss jusqu’à l’incendie du Führerbunker à la Chancellerie... Au mois d’octobre 1934, le Père Delattre est nommé archiviste de la province de Champagne.

Poursuivant l’œuvre des Pères Hamy, Carré, Brucker, Chérot et Dutilleul, il va donner aux Archives un tel développement qu’il en passera pour le véritable créateur.

Durant vingt-cinq années, il cherche, rassemble, classe, répertorie les pièces officielles d’administration, les manuscrits intéressant les maisons, scolasticats, collèges, résidences et missions, les notes et travaux inédits, les documents historiques confiés aux Pères, les archives enfin des diverses institutions dont ils s’occupèrent, bref tout ce qui doit permettre un jour de pouvoir écrire l’histoire religieuse d’une Province : objectifs, moyens et méthodes, résultats...

En 1940, il y avait là une telle documentation que des spécialistes Allemands ne devaient pas manquer de tout emporter. De ces dix tonnes de manuscrits ils se servirent pour rédiger une vaste étude sur le Cléricalisme jésuitique en Europe... (*)

(*) Neue Dokumente zum jesuitischen Klerikalismus in Europa 1918-1940. Politische Dokumente des Archivs Edingen. Ce manuscrit comporte 209 pages de texte et 146 pages de citations.
Au départ des Pères Jésuites pour Chantilly (1957), les archives d’Enghien représentaient quatorze tonnes.

Le plus remarquable n’en est cependant point là, mais ici : cet homme enfoui dans « tous ces vieux papiers » demeurerait si proche de tous...

Et cela avec tant de bon sens...

Au cours des quatre années qui suivirent sa nomination aux fonctions d’archiviste, le Père Delattre publie une dizaine d’ouvrages : La famille Delattre de Roubaix (1350-1934), Les Jésuites à Ath (1621-1773), Le vœu de Louis XIII (1638-1938), L’incendie du collège des Jésuites de Lille en 1740 et sa reconstruction, Les Jésuites originaires d’Ath, Le clergé et l’esprit régionaliste, Le château d’Antoing, etc...

Près de sept cents pages.

A une époque où les souvenirs de famille passent si rapidement à la poubelle, ne convient-il pas de relever ici cette phrase d’Ozanam inscrite au fronton de ce monumental ouvrage consacré à vingt générations de Delattre de Roubaix :

La bénédiction du Seigneur est sur les familles où l’on se souvient des aïeux.

Et encore ce plaidoyer pro familia extrait de la dédicace de ce même ouvrage :

« Plus les membres d’une même famille conservent entre eux les liens d’affection, d’entr’aide morale, ou seulement de relations dues à la communauté d’origine, moins ils subissent les effets de cet isolement et de cet individualisme si contraires au développement de notre être moral. La famille est la première forme de société ; ce n ’est que secondairement qu’elle est la cellule sociale de l’Etat. C’est dans la famille que nous trouvons d ’abord le développement de notre individu ; c ’est en elle que s’abrite notre faiblesse sociale ; c’est sur elle aussi que portent nos premiers devoirs de lien social car elle est notre premier prochain. »

Et, « l’individu n’est qu ’un moment dans notre race » a dit Paul Bourget. C’est-à-dire qu’il bénéficie de toute une hérédité et de tout un passé, et qu’à son tour il modifie et enrichit cette hérédité qu’il a char ge de transmettre. Or, connaître l’histoire de sa race dans le passé, c’est pénétrer son atavisme ; et, quand cet atavisme, ce passé de quinze ou vingt générations est fait de travail, de probité, de dignité, de collaboration à l’ordre public, et d’heureuse fécondité comme le nôtre, il y a gloire et profit à ne pas l’ignorer. La vie est faite de tant de luttes et de déconvenues qu’il est bon de pouvoir s’appuyer sur le souvenir de ceux qui nous ont précédés, et de pouvoir se dire que la force d’âme qui les animait, est descendue par hérédité dans notre âme comme une réserve de vie morale... » (*)

(*) La Famille Delattre de Roubaix (1350-1934), p. 7. Cet ouvrage a pour auteurs Pierre et Jean Delattre (p. 254).

Plongé dans ces travaux historiques, le Père Delattre s’est-il pour autant désintéressé des grands problèmes d ’Outre-Rhin ?

Qu’on en juge !

Au cours de ces mêmes quatre années, paraissent encore une vingtaine d’articles et d’études. Parmi celles-ci : Ce qui se passe en Allemagne (1935), Nos amis les Hongrois, Le vrai visage du National-Socialisme, Hitler et Rosenberg ou le vrai visage du National-Socialisme, L'Allemagne hitlérienne, Au seuil d'un nouveau Kulturkampf et surtout son fameux Sous le joug hitlérien...

Au total près d’un millier de pages. Et quelles pages !
 

Sans doute souligne-t-il « l’atmosphère de militarisation du pays, d’assouplissement guerrier du matériel humain » et les inquiétantes manifestations de cet « esprit guerrier » (*), mais on le voit surtout rechercher les causes, dégager les fondements, définir les principes : « Le national-socialisme, c’est aujourd’hui essentiellement le pangermanisme au pouvoir. Pangermanisme en profondeur comme en extension, d’autant plus audacieux qu’il érige désormais en divinités la Race, le Sang, la Nation... Ce que prétendent Hitler et son état-major, peut se définir en quelques mots : modifier de fond en comble dans tous les domaines l’organisation et la mentalité de l’Allemagne d’abord, de l’Europe et du monde ensuite... Un peuple nouveau dans un nouvel Etat... » (**)

(*) « Chez Krupp et dans toutes les usines de guerre, rapporte-t-il notamment, on travaille maintenant jour et nuit à faire des parties de canons, de fusils, de mitrailleuses, etc... Entre Magdebourg et Halle,... il
existe une véritable ville souterraine où l’on ne travaille qu’aux armements... La Reichswehr compte en réalité à l’heure actuelle près de 300.000 hommes sous les armes... »
Et cette confidence d ’un haut fonctionnaire allemand : « Oui, certainement, Hitler veut la paix mais une paix provisoire, bien entendu. Il la veut parce qu’il a besoin de la paix pour préparer plus sûrement le relèvement de l’Allemagne... Si j ’étais Français, je n’attendrais pas un jour de plus pour déclarer la guerre ... » (Ce qui se passe en Allemagne, p. 166 et 167).

(**) Idem, p. 210.

De ce pangermanisme, il rapporte les dangereuses exigences : : « Le peuple allemand doit prendre conscience de son unité quels que soient les Etats — destinés à disparaître devant l’évolution de l’idée de Peuple — où se sont fixés ses éléments... Aujourd’hui comme par le passé, le peuple allemand doit user des mêmes moyens pour s’approprier des terres dont il a besoin pour son développement naturel...» (*)

(*) Ibidem, p. 196.

Oh ! Sagesse de l’historien qui, des ténèbres du passé et de la confusion du présent, tire les plus clairs avertissements.

Faut-il s’en étonner ? Ce serait oublier cette incessante pénétration dans la jungle des faits, ce long acheminement dans le sang, les palpitations et les pensées de tout ce qui a pétri la société, de chair, de sens et d’esprit, cette découverte des fondements, cette connaissance enfin de l’essence...

Dès lors, ce qui paraissait une masse informe, devient une chaîne dont chaque élément, issu logiquement du précédent, laisse tout naturellement deviner le suivant.

Des philosophes allemands, principalement de Hegel, le Père Delattre avait étudié les doctrines et plus spécialement cet « Etat-Force formé de populations annexées par la violence, que, seules, une bureaucratie puissamment centralisée, une police sans lien avec les populations, une discipline inflexible peuvent maintenir unies ».

Du peuple allemand, il connaissait à fond l’histoire et les aspirations qui le travaillaient depuis des siècles : « la prétention d’abord de rassembler en une seule nation et Etat tous les peuples de race et de langue germaniques, puis de réaliser par la centralisation et l’unification, cette unité allemande, source de la force, unique instrument de la grandeur et de la richesse ; la volonté ensuite de mettre un terme au déchirement — cause séculaire d’affaiblissement — de la nation en confessions hostiles fondées sur des dogmes d’origine étrangère à l’histoire et à l’âme germaniques ; le désir profond enfin d’une rénovation nationale sur la base d’une mystique religieuse vraiment populaire... » (*)

(*) Au seuil d'un kulturkampf, Nouvelle Revue théologique, mai 1937, p. 459.

Que maintenant le national-socialisme réponde à ces divers objectifs et voilà souligné son succès politique : « Quand le national-socialisme s’affirma comme un système complet, national, politique, social, religieux, une philosophie vraiment germanique de la vie, les adhérents des organisations libérales et libres-penseuses vouées à la poursuite de ces buts, pressentant dans le Führer le Messie qui allait enfin donner satisfaction à leurs aspirations, rallièrent en grand nombre le parti hitlérien. Ainsi renforcé, celui-ci vit immédiatement se développer dans son sein un mouvement d’allure plus culturelle et politique que sociale qui, de jour en jour, prit plus d’importance, s’affirma plus universel et poussa avec plus d’exigences, au premier plan, la Weltanschauung, le message d’Hitler à la nation allemande... Chaque jour s’affirme davantage, en même temps que l’influence prépondérante, à l’intérieur du parti, de ces éléments radicalement hostiles à tout ce qui est d’origine chrétienne et latine, leur volonté d’imposer à la nation allemande, sans distinction de région, de profession, ou de classe sociale, une religion unique de conception purement germanique : la Weltanschauung... » (*)

(*) Idem, p. 460.

Avec le succès, naît, monte et s’affirme la menace. Dans son œuvre de restauration de l’Allemagne, le national-socialisme ne pourrait souffrir aucun autel en face ou à côté des siens. De là, ce déchaînement contre la culture chrétienne en faveur du culte germanique. Bismarck avait laissé des armes à ses adversaires : la parole ici, l’encre là. Hitler arrachera les langues et brisera les plumes. Et bien davantage. Ce serait commettre une erreur, souligne le Père Delattre, que « d’aligner simplement la série des actes arbitraires commis à l’égard des individus, des destructions et spoliations d’institutions, des abrogations de droits ou de libertés. Le Kulturkampf aujourd’hui n’est même plus principalement dans une législation qui évolue au gré d’une jurisprudence des plus fantaisistes : il a pour siège l’atmosphère nationale, la vie publique ; il a pénétré l’intimité des familles où il dresse les enfants contre les parents. Pour raconter l’histoire des luttes religieuses en Allemagne, c’est là qu’il faudrait pouvoir descendre... Ce que veut le national-socialisme, c’est arracher au peuple allemand, dans sa totalité, la foi au Christ, et plus tard sa croyance au Dieu créateur, personnel, unique... » (*)

(*) Idem, p. 471.

Et voici l’avertissement : « Encore à ses débuts, cette campagne sera poursuivie, on n’en peut douter, avec un acharnement méthodique. La victoire et la prépondérance, à l’intérieur des organisations nationales-socialistes, de l’aile gauche radicale sont désormais un fait accompli. Fortement groupés autour d’Alfred Rosenberg, les héritiers de cet esprit germanique, déchaîné depuis des siècles contre Rome, font corps et la presse subit rigoureusement leurs lois. Le mot d’ordre est : pour que l’Allemagne vive enfin sous le régime d’une seule religion bien germanique : la Weltanschauung — ce qui est indispensable à sa restauration, — il faut extirper au plus tôt tout souvenir chrétien de la législation, de la vie publique et privée, de la pensée même... Le Nationalisme a une tâche à remplir : remplacer le Christianisme par la Weltanschauung, rendre au peuple allemand un Dieu issu de sa conscience, fait à son image, et substituer au Christ, qu’il soit d’origine juive ou nordique, comme plusieurs voudraient le prétendre, le Messie du national-socialisme... » (*)

(*) Idem, p. 471.

Voilà pour l’immédiat qui, déjà, contient en germe les horreurs des camps d’Auschwitz, Büchenwald, Dachau, Ravensbrück... pour ne citer que celles-là... et ceux-ci.

Et, voici pour plus tard, car à tout celà, il y aura un lendemain : « Celui qui, dans une sacrilège méconnaissance de la différence essentielle entre Dieu et la créature, entre l’Homme-Dieu et les enfants de l’homme, ose dresser un mortel, fût-il le plus grand de tous les temps, aux côtés du Christ, bien plus, au-dessus de Lui ou contre Lui, celui-là mérite de s’entendre dire qu’il est un prophète de néant ». (*)

(*) Ibidem, p. 472.

Ce néant, nulle génération plus que la nôtre, ne l’aura mieux vu, sinon vécu !

Après quoi, l’on entendra dire que l’histoire ne sert à rien. Il est vrai qu’elle ne rapporte pas un demi-sou à l’économie nationale, bien qu’en prêtant attention à ses voix, on eût peut-être pu sauver une quinzaine de millions de vies humaines, épargner tant de larmes, sinon éviter à cette génération la honte qui la souille pour l’éternité...

Ce regard qui, au travers des remous du présent, scrute si bien les nuages qui s’amoncellent au loin, va tout-à-coup devoir changer d’orientation.

En 1937, divers projets sont avancés pour commémorer le quatrième centenaire de la Compagnie de Jésus. Parmi ceux-ci, les Provinciaux retiennent la proposition du Père Jean Delattre. Elle consiste à rédiger une sorte de Dictionnaire historique de tous les Etablissements de l’Ordre en France, de 1540 à 1900. C’est toutefois à son frère Pierre que sera dévolue la tâche de réaliser cet important travail.

Par obéissance, celui-ci laisse là notes, études, enquêtes, et se met à l’ouvrage : dépouillement des Catalogues et de la correspondance des Provinces auxquelles appartinrent les territoires de la France actuelle (*), recherches dans les dépôts d’archives des départements, de Paris, Bruxelles, etc., consultations d’ouvrages imprimés sur l’histoire de la Compagnie, établissement d’un vaste répertoire de tous les collèges, séminaires, résidences, missions, recrutement de collaborateurs, appel aux souscripteurs, etc... etc...

(*) Ces provinces comprenaient : Aquitaine, Lyon, Toulouse, Champagne, Gallo-Belge, Flandro-Belge, Germanie supérieure, Rhin inférieur, Angleterre, Milan, Turin.

La grosse difficulté résidera surtout dans la pauvreté de la documentation.

La suppression de la Compagnie en 1762 avait obligé les Supérieurs et Procureurs des Maisons françaises à déposer leurs archives au greffe des Parlements. Des fonds furent ainsi vendus ; d’autres volés ou pillés. Il n’en reste actuellement presque rien. Quant aux archives communales, départementales et nationales, elles contiennent très peu d’éléments au sujet de la vie intérieure des Maisons. « Militants par définition, toujours incertains du temps qu’ils demeureront dans une maison, expulsés au surplus de leurs domiciles chaque vingt ou trente ans, les Jésuites français, précise le Père Delattre, n’ont jamais été paperassiers. Récolter, ramasser, conserver des documents utiles à l’Histoire, n’est chez eux le fait que de quelques individualités plutôt considérées comme originales — et, sans doute, parlait-il en connaissance de cause —. Il n’est pas vrai que les Jésuites cachent leurs archives ; il l’est tout-à-fait qu’ils sont fort pauvres en ce domaine... » (*) On devine, dès lors, combien allait être ardue la tâche du Père Delattre.

(*) Les Etablissements des Jésuites en France depuis quatre siècles, Fasc. 1, p. XVI.
La Compagnie a possédé en France des Universités, Collèges, Ecoles apostoliques, Séminaires, Noviciats, Maisons professes, Résidences, Maisons de retraites, Maisons de troisième probation, Missions, Stations, Prieurés.

Les événements, au surplus, ne firent rien pour la lui faciliter. Le premier fascicule de cet ouvrage qui devait en comporter une vingtaine, paraît en janvier 1940. Un mois plus tard, son auteur doit entrer en clinique à Bruxelles. Il y séjournait encore lorsque les Allemands pénétrent en Belgique. Il parvient à gagner Liège, doit y subir l’ablation d’un rein, apprend que la Gestapo est entrée au scolasticat d’Enghien en demandant : « Où est le Père Delattre ? », qu’elle a fait l’inspection de la bibliothèque, y a mis les scellés, a fouillé sa chambre et ses archives, en a retiré quelques pièces : Sous la botte hitlérienne, Bolchevisme brun... et s’en est allée en proclamant bien haut : « Celui-là, nous le fusillerons même sur un lit d’hôpital... »

Le 18 mars, ne se sentant plus en sécurité à la clinique, il s’en fait enlever par les Pères salésiens qui le reçoivent comme l’un des leurs. Quarante-huit heures plus tard, toutes les maisons d’hospitalisation recevaient l’ordre de communiquer aux autorités allemandes l’état civil de toute leur population...

Réunissant toutes ses énergies, faux papiers et déguisements, le Père Delattre quitte Liège le 24 août à quatre heures du matin.

Le voici à Schaerbeek, recueilli chez sa sœur, religieuse Auxiliatrice du Purgatoire, puis à Courtrai, Tournai, Lille, Roubaix... Oh ! Sans doute, franchira-t-il les deux lignes de démarcation et atteindra-t-il Toulouse, mais que d’aventures autour de cet homme muni d’une carte d ’identité qui d’office lui confère une épouse, tantôt dissimulé dans une haie ou clapi dans un chemin, tantôt caché au fond d’une auto ou tapi sous la banquette d’une barquette, adoptant ici la canne et l’allure d’un vieillard, plus loin l’accoutrement et l’insouciance d’un pêcheur à la ligne, là-bas la résignation d’un ouvrier s’apprêtant à devoir passer la nuit dans une gare... Oh oui ! Que d’aventures ! Mais aussi que d’étranges intervention ! Regardez ce train où l’on s’entasse jusqu’à sept voyageurs dans les toilettes ; un soldat se lève et cède sa place à cet homme dont les plaies mal cicatrisées viennent de se rouvrir... Regardez cette sentinelle alarmée par le proche passage d’un officier supérieur ; dans la bousculade générale, elle pousse de l’autre côté de la ligne ce vieillard dont, apparemment, l’âge a diminué les facultés... Regardez... Mais regardez donc... « Oh ! ce n’est point là le hasard , vous certifiera le Père Delattre. Croyez-moi ! La Providence, je sais ce que c’est ; je l’ai vue ; j ’ai voyagé avec elle... »

Ainsi donc, il est à Toulouse le 5 septembre 1941 ; il doit être hospitalisé et subir une troisième intervention chirurgicale, dont il se remet péniblement. Il n’en reprend pas moins la rédaction des Etablissements.

Le 11 novembre 1942, les Allemands franchissent la ligne de démarcation. Le Père Delattre se cache dans un petit village du Gers, mais, en février 1943, Monseigneur Chappoulie croit devoir lui conseiller de disparaître sans laisser la moindre trace de son passage. Dès lors, il devient l’abbé Joseph Boulanger et rentre dans la clandestinité... chez les Carmélites de Lectoure. Il occupe un minuscule grenier au-dessus de la porte, en descend à l’aube pour célébrer la messe et à midi pour prendre l’air dans une cour de six mètres de côté... Ses plaies ne sont pas encore fermées. Visiblement, il dépérit...

Inquiétudes. Consultations. Prescriptions : soleil, grand air, nourriture substantielle. Ni plus, ni moins...

Le 18 mars, le Père Delattre, doté d’une nouvelle identité, est reçu chez les Sœurs de la Providence de Gap à Lectoure. Il reprend vie. Pour passer le temps, il classe, consulte les archives de cette communauté et en rédige l’histoire. En raison de la pénurie de papier, elle s’inscrira au dos de ces feuilles usagées que l’on ira mendier jusqu’au greffe du Tribunal. La notice devient brochure, annales et finalement un volume de 154 pages...

Survient la débâcle allemande. Le Père Delattre rejoint Toulouse en octobre 1944 et se remet à l’ouvrage. Huit mois plus tard, chargé de notices et d’analyses d’archives, il revient à Enghien. Il y retrouve son dépôt « en caisses »... ces dix tonnes de caisses que les Allemands emportaient à destination de la Silésie et que, très opportunément, les événements bloquèrent à Bruxelles... Le voilà donc qui remet tout en place. Hélas ! Plusieurs documents dont les manuscrits de Saint François de Sales, ont disparu ; d’autres, par mesure de prudence, avaient, à son grand mécontentement — pour ne pas dire plus ! — été tout simplement brûlés...

Après quoi, il se replonge dans ses fiches, ses notes, ses articles, des livres, des documents, de la correspondance ; il rédige, rectifie, complète ici, abrège là, relance ses collaborateurs, en remanie les notices...

En 1946, paraît enfin le deuxième fascicule des Etablissements. Les autres vont suivre avec plus de régularité et non moins de persévérance. Le dix-neuvième et dernier fascicule sortira de presse en 1957. Aidés par le R. P. Paul Bailly, le Père Delattre et ses 154 collaborateurs ont publié plus de sept mille colonnes d'in-quarto. Pour sa part, il y a retracé l’histoire de quelque 360 établissements de Jésuites, couvrant près de 4.800 colonnes de texte ; le tout est parachevé par une table qui en comporte 430. Vingt années de labeur...

Un ouvrage, dira le R.P. A. Demoment en le présentant à l’Académie de Lyon, « unique, indispensable à qui veut connaître la Compagnie selon l’histoire et se rendre compte du rôle qu’elle a joué dans l’église de France et dans les Missions... »

Le Père Delattre est alors octogénaire. Toutefois, son activité n’est en rien celle d’un vieillard. Regardez le, pour en juger, à sa table de travail. Des livres et des documents partout. Tantôt, il répond aux innombrables questions qui, de toutes parts, lui sont posées ; tantôt il rédige l’une ou l’autre notice historique.

Si absorbante que fût la rédaction des Etablissements, elle ne l’avait pas empêché de s’intéresser à l’activité du Cercle archéologique d’Enghien. Dès 1950, il avait entrepris de retracer l’histoire des diverses communautés religieuses de la ville. Deux ans plus tard, il en commençait la publication dans ces Annales. Les Religieuses augustines de l’Hôpital ouvrirent la série ; les Ursulines allemandes et les Jésuites français suivirent (1954). Toutes y passeront : les Dames de Nazareth (1955), les Sœurs noires, les Jésuites espagnols (1956), les Sœurs de l’Union du Sacré-Cœur, les Carmélites (1959)... Ah ces Carmélites ! D’Angoulème jusqu’en Australie, il les poursuivra de ses lettres bourrées de questions. A quatre-vingt trois ans !

Et que dire de cette jeunesse qui scintillait à la lecture des réponses !

Comme elle étincelait aussi lorsqu’il s’agissait d’aiguiller l’un ou l’autre !

Travailleur acharné, le Père Delattre s’entendait à faire travailler. Allait-on le trouver pour éclaircir un point d’histoire ? Emergeant de ses occupations, il abandonnait tout, s’intéressait à ces « ténèbres », et faisait l’impossible pour provoquer la lumière. Connaissances, souvenirs, documentation, tout y passait ; si cela ne suffisait, il vous en traînait à la bibliothèque, consultait le fichier et les ouvrages de base, parcourait, légèrement voûté, mais de quels pas ! escaliers et rayons, s’immobilisait devant une travée, en re irait un livre, vous le fourrait en main en chuchotant : « Voyez la table ! », tandis que, déjà, son regard en cherchait un autre... Après quoi, chargé de bouquins autant que d’espoirs, on regagnait avec des airs de conspirateur la salle de lecture ; il vous installait à une table et s’éclipsait en vous rappelant qu’il était à votre disposition. Bien souvent, il réapparaissait, soucieux et radieux : « Attendez donc ! J’aurais dû me souvenir qu un tel a publié une étude sur cette question dans la Revue... » mais, déjà, ce nouveau chuchotement s’éteignait dans le frou-frou de sa soutane courant parmi les milliers d’auteurs...

Inoubliables, ces heures de recherche à la lueur d’un tel flambeau !

Lumière, sans doute, mais aussi, chaleur.

Le Père Delattre savait enflammer, ouvrir de nouveaux horizons, dégager la voie, vous y pousser, l'épée dans les reins : « C’est très intéressant  ! Il faut reprendre cela ! Mais oui ! Et surtout publier ! Vous savez, tout ce qu’on ne publie pas, est irrémédiablement perdu. Tôt ou tard. Imaginez-vous que... » Et le voilà parti dans l’une ou l’autre de ses nombreuses anecdotes où, d’un coup d’oeil et de langue, il fusillait une soutane quand ce n’était pas l’habit d’un académicien. Sans rancune.

Apparemment, du moins.

Bon accueil, fructueux appui, puissant levain... Profonde sagesse encore. Ce n’était pas seulement la sienne, mais celle des siècles. On ne dira jamais assez combien l’histoire est enrichissante par cela seul qu’elle permet de distinguer les valeurs et d’en établir une hiérarchie capable de mieux peser les faits et les hommes. Avec elle, s’acquiert le sens de la relativité universelle et se développe cette sérénité de pensée et d’action si précieuses dans l’incessant tourbillon de la vie.

Il y a plus.

Qu’est-elle donc, sinon cette scène à l’échelle du Temps et de l’Espace ?

Là, dans ce décor du corruptible et du précaire, se joue la pulvérulence de l’humanité.

Affligeant et stupide spectacle qui tend à tout ramener aux proportions du grain de sable dans le désert ! Et pourtant en est-il de plus salutaire ? Les illusions y perdent le masque dont elles se paraient pour cacher le néant dont elles relèvent ; ceux que poursuivent les exigences de l’Absolu, y découvrent les traits de Celui qui est.

Détachement ici ; assurance là.

S’entre tenir avec le Père Delattre, c’était bénéficier de tout cela. Ajoutez-y la richesse d’une culture sans faille, le charme du verbe français, cette allure de grand voyageur rodé par ces multiples échappées parmi les idées et les hommes, cette vision du monde sertie de mille souvenirs puisés dans la diversité des jours et des lieux...! Ah ! ces après-midis de samedi ! On n’est pas près de les oublier...

Les plaisirs de l’esprit sont précieux ; ceux du cœur le sont bien davantage.

II est une classe de la population enghiennoise qui doit au Père Delattre la saveur d’avoir pu les goûter précisément lorsqu’elle en était la plus friande : les malades, les infirmes, les vieillards. Ah ! cette sincère affection pour la détresse humaine... Il y avait là quelque chose de profond qui touchait au sublime. Des mots, tout ceci ? Non pas : des réalités. A l’état pur... Il faut avoir vu Pierre Delattre — Jésuite ou pas, peu importent le costume et le décor ! —, il faut l’avoir vu compatir — du verbe : cum pati, souffrir avec —, il faut l’avoir vu souffrir avec la douleur de cette maman meurtrie par les râles de son enfant, avec le désespoir de ce malade qui venait d’attenter à ses jours, avec l’angoisse de ce cancéreux, avec la révolte de ce paralytique, avec... c’est bien simple, avec tout ce qui, de près ou de loin, touchait à cette vallée de larmes...

Là ! Regardez le se pencher par dessus sa canne vers ces lointaines et dernières lueurs, les ramasser, les ranimer, les embrasser de ses flammes jusqu’à ce qu’elles s’abandonnent à l’assurance de la céleste récompense, quand elles ne pouvaient s’élever
jusqu’à l’autel du sacrifice rédempteur de l’univers...

Çà, c’était le Père Delattre. Le vrai. L’essence profonde.

Périsse, s’il le faut, l’ardent défenseur de la civilisation française, l’éminent historien ! Et même l’ami ! Mais qu’au moins survive ce visage de l’Amour, de la confiance et de l’espoir chassant au loin l’amertume de cette terre !

De ces milliers de Jésuites qui, durant soixante-cinq ans, peuplèrent la Maison Saint-Augustin à Enghien, ce Saint-Cyr chrétien, ne fut-il pas celui qui, le mieux, incarna cet apostolat ?

« Les œuvres et les visites... disait M. le Doyen Vincart en cette soirée inoubliable d’adieu aux Pères jésuites. Les visites qu’on recevait discrètement dans les foyers, elles ont fait énormément de bien et c’est peut-être par ces visites que les Révérends Pères jésuites d’Enghien ont fait le plus de bien. Ils les ont faites dans les milieux populaires, dans les classes moyennes, dans la partie bourgeoise, car on peut dire que les Pères jésuites d'Enghien étaient les Jésuites de tous... Je voudrais vous nommer quelqu’un qui va vous rappeler ces Pères, ces différents Pères qui ont exercé cet apostolat des visites. Il est ici près de moi, derrière moi et il m’en voudra demain... Cela m ’est parfaitement égal. C’est un Français. Je ne sais pas s’il ne renierait pas sa patrie pour devenir Enghiennois tout- à-fait. En tout cas, non, il est Français, mais c’est un Enghiennois de cœur ... et vous le connaissez, vous le voyez dans les rues, saluant les petits enfants, saluant les grandes personnes, entrant à droite, à gauche, donnant un conseil, recevant une visite, et il rassemble en sa personne tous les Pères qui font la même chose, c’est le Père Delattre... »

Par quel miracle — pour ceux qui ne sont point de la Compagnie, et peut-être aussi pour les autres — par quel miracle, le Père Delattre obtint-il de rester et de mourir à Enghien ?

Point n’est besoin de le chercher, mais grâces soient au moins rendues au Seigneur qui, par là, lui permit encore, durant trois ans, de réconforter les uns et les autres !

Après quoi, ce fut l’immobilisation.

« Ah ! Si je pouvais encore... »

C’était sincère. Il en pleurait. C’était dur à voir. On essayait bien de baragouiner : « Mais, mon Père, ne vous désolez donc pas ! Vous avez bien mérité un peu de repos, non ? » Mais, cet audacieux avait le toupet de vous répondre : « Mon pauvre ami, dites-vous bien qu’on n’a rien fait quand il vous reste quelque chose à faire. Rien, croyez-moi ! Rien du tout... »

Désarmant et sublime...

Tandis que, vers l’église et le cimetière, s’achemine le dernier des Pères jésuites français d’Enghien, une voix domine les cloches, la... voix du cœur... celle du merci.

 

Source : Yves Delannoy, In memoriam, Le Père Pierre Delattre S.J. (1876-1961), Annales CRAE, t. XII, 1960-1961, pp. 423-441.

 

__________

 

 

Né le 8 juin 1876 à Douai, mort le 12 mars 1961 à Enghien (Belgique). Il fit ses études chez les Jésuites à Boulogne-S/Mer et entra dans la Compagnie de Jésus en 1894. Après deux années de lettres à St.-Acheul-lez-Amiens, ses études philosophiques commencées à Bals-près-Le Puy et terminées à Gemert (Hollande) furent encadrées de deux années de régence à Reims (1898-1900) et deux autres à Florennes (Belg.), puis Antoing (Id.).

Il fit sa théologie à Enghien, fut ordonné prêtre en 1908 et retourna au collège d’Antoing comme professeur d’histoire. Il y resta jusqu’en 1915. Pendant l’occupation de la Belgique par les Allemands il fit des conférences patriotiques qui provoquèrent son arrestation en février 1916. Condamné, il fut emprisonné à Elbersfeld pendant 7 mois, interné un an à l’abbaye de Beuron, puis au camp d’Holzminden et 4 mois à Constance, d’où il fut envoyé en Suisse jusqu’en août 1918.

Après un an de résidence à Toulouse il enseigna l’histoire et la géographie au lycée français de Mayence. Les Jésuites en ayant été évincés à la fin de 1924, il resta sur place, exerçant son ministère auprès des familles françaises, étudiant la langue et l’histoire du pays. Comme il l’avait fait partout où il était passé, composant des historiques et des manuels classiques, il écrivit sur l’Allemagne, envoyant des articles à La Croix et à la Revue Apologétique de Bruxelles dont il devint le collaborateur assidu.

En décembre 1926 il fut nommé bibliothécaire du théologat d’Enghien. Il continua cependant de voyager en Europe centrale, rapportant de quoi renseigner ses lecteurs sur les progrès du nazisme, de l’hitlérisme et sur les luttes et les épreuves du catholicisme. Archiviste de la Province de Champagne en 1934, il rassembla et sauva des documents qui auraient péri pendant la guerre. Cependant il publiait La Vie catholique en Allemagne, 1932, Le vrai visage du National Socialisme, 1936, Sous le joug hitlérien, 1937, livres qui attirèrent sur lui la fureur nazie. A cette époque une autre tâche lui était attribuée : la direction d’un ouvrage qui s’intitula Les Etablissements des Jésuites en France depuis quatre siècles, (1540-1940). Le premier fascicule parut en janvier 1940. Mais quand la Belgique fut envahie, le Père Delattre, recherché par la Gestapo, dut rentrer en France et gagner la zone libre où il poursuivit son travail jusqu’à l’invasion totale. Il dut alors disparaître tout à fait.La France libérée, il se remit à l’œuvre, retrouva la plus grande partie des travaux commencés et rédigea lui-même bien des notices. Le cinquième volume in-4° parut en 1957.

En dehors de cela, le nombre des articles qu’il publia se monte à 350. On ne peut citer que quelques-unes des revues qui accueillirent ses travaux : Etudes, Le Correspondant, Das neue Reich, The Month, la Revue intellectuelle, la Revue des Deux Mondes, La Vie catholique, les Lettres de Jersey, la Nouvelle Revue théologique, la Revue d’Histoire des Missions, l’Archivum Historicum S.I., etc.

Erudit plus qu’historien, le P. Delattre n’a sans doute rien écrit de définitif sur les multiples sujets qu’il a étudiés, mais il a dans les Etablissements…  accumulé une somme de documents qui permettront de compléter cet ouvrage unique en son genre. Sa sagesse faite d’expérience et sa serviabilité envers ceux qui recouraient à son érudition, animées d’une foi profonde, expliquent les regrets qu’inspira sa mort.

 

Yves Delannoy, Le P. Pierre Delattre, Enghien 1962. – H. BEYLARD « Le P.P. Delattre » dans Les Amis de Douai, juil-sept. 1962, p. 42. – Catholicisme. DBF.

 

 

 

 

 

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