A la découverte d'Enghien par d'autres chemins
A la veille du centième anniversaire de l'Armistice, évoquer des moments de cette période douloureuse de la première guerre mondiale, est à ce jour indispensable pour éviter que cela ne se reproduise, car année après année, tous les témoins directs ont disparus, ne laissant plus que de vagues souvenirs dans les familles, alimentés uniquement par des commémorations annuelles et des albums de photos défraîchies.
Dans notre région et plus spécifiquement dans notre entité, les familles ont atteint aujourd'hui un niveau de vie décent. Pourtant, en ce début du 21e siècle, apparaît de nouveau le spectre d'une certaine misère rappelant dans une moindre mesure les privations subies lors des conflits armés du 20e siècle, accompagnées d'un cortège funeste de représailles diverses (amendes, emprisonnements, déportations) et appliquées par l'envahisseur.
En ces années de misère, les habitants des villages et des campagnes, propriétaires ou locataires d'un lopin de terre, d'un jardin ou d'une petite exploitation agricole, paraissaient quelque peu privilégiés et avantagés par rapport à un citadin locataire ou en possession de ses quatre murs, grâce à la culture de la pomme de terre, des légumes, des céréales comme le maïs(1) et d'autres aliments venant de la terre. Mais pour tous, il manquait énormément de produits de base pour assurer une alimentation normale.
Cette occupation allemande avait provoqué une paralysie, pour ne pas dire l'arrêt de l'industrie en Belgique, de l'approvisionnement alimentaire et perturbait fortement l'économie belge.(2) Très rapidement, après l'entrée en guerre et à la veille de l'hiver, alors que les services de la Croix Rouge de Belgique sont organisés par l'envahisseur(3), les manques se font douloureusement ressentir au sein de notre population et essentiellement dans les villes, alors très dépendantes des campagnes pour le ravitaillement. Heureusement des réseaux d’œuvres privées et communales vont s'installer, au plan local, en vue d'essayer, avec les moyens disponibles, de limiter la famine et d'autres problématiques.
C'est alors qu'à l'initiative d'Adolphe Max, bourgmestre de la capitale, qu'aux premiers jours de septembre 1914 et, avec l'aide d'un industriel belge Ernest Solvay(4), se crée à Bruxelles un Comité Central de Secours et d'Alimentation, directement placé sous le patronage et la protection des Ambassadeurs d'Espagne et des Etats-Unis. Dès le mois d'octobre de la même année, cette grande oeuvre philanthropique privée et neutre se structure pour devenir à l'échelon national « Le Comité National de Secours et d'Alimentation », le C.N.S.A. Dans les mois qui suivent, naissent des comités provinciaux, cela avant 1915. A cette date, entrent en action des comités locaux dans les communes pour la distribution à la population de vivres, de vêtements et de charbon.
C'est par une affiche datée du 5 mars 1915 stipulant les normes et les sanctions prescrites dans le cadre de la « Formation du Capital Social », concernant le Comité Provincial de Secours et d'Alimentation du Hainaut, que nous pouvons considérer que notre cité possédait son propre organisme de secours. Dans l'énumération des membres du dit comité, nous trouvons Pierre Delannoy(5), bourgmestre d'Enghien.
Ce sera pratiquement à partir de mai de cette année que les premiers arrivages des denrées alimentaires suivis de la distribution à la population, seront assurés. Mais pour arriver à ce que cette aide soit effective, sous le nom d'assistance « Hispano-Américaine », (elle sauvera 7 millions de belges de la famine), il faudra que les bateaux battant pavillon blanc soient autorisés à entrer dans nos eaux territoriales, sévèrement gardées par la marine allemande ; il faudra le remarquable et long travail d'un homme, entouré d'une solide et bonne équipe. Les deux sont à saluer et à remercier.
Il s'agit de Herbert Clark Hoover (1874 -1964), le 31e président des Etats-Unis d'Amérique de 1929 à 1932. Ce « Quaker »(6) issu d'une simple et ordinaire famille, obtiendra à peine âgé de 21 ans le diplôme d'ingénieur des mines.
En 1898 |
Président des Etats-Unis |
Fatigué de travailler comme ingénieur et uniquement pour de l'argent, Hoover s'intéresse et se passionne pour l'humanitaire,(7) trouvant dans cette sale guerre une opportunité. C'est grâce à l'ambassadeur des Etats-Unis au Royaume-Unis, Mr Walter Bines Page que cette passion pourra se concrétiser. Celui-ci lui demande de rapatrier 120.000 Américains bloqués en Europe, sans argent ni moyens. Défit exceptionnel qu'il relèvera et qui se soldera par la réussite, d'une certaine gloire, et surtout l'ouverture des portes de l'humanitaire.
S'en suit un appel. pour venir au secours de notre pays, ruiné, exsangue et affamé. La raison, en ce début du 20e siècle, nos besoins en nourriture sont à 80% dépendant des importations, rendues impossibles dans cette problématique.
Il accepte cette lourde responsabilité et gère aux Etats-Unis la « Commission d'Aide à la Belgique ». Cette commission deviendra de facto une république indépendante ayant son drapeau, sa flotte, ses usines de production, ses ateliers et son réseau ferré. Pour répondre à la demande, payer les fournitures ainsi que le personnel travaillant dans les services et sociétés, un budget mensuel de 12.000.000 de dollars est nécessaire. Heureusement, il recevra l'aide de ses amis, par des dons, et des subventions pour couvrir ces importantes dépenses.
Mais la mission la plus complexe dans cette assistance, sera certainement d'arriver à l'acceptation et la signature d'un document par les belligérants, pour laisser entrer dans le port d'Anvers, les vivres destinés aux habitants de notre pays. Plus de quarante voyages en Europe, avec réunions, seront menées pour arriver à trouver la solution indispensable.
L'occupant mentionnera sur les documents officiels, les listes de prix des denrées, publiés par les gouverneurs militaires de chaque province, à l'intention des commerçants mais aussi des clients. (Voir la reproduction d'une affiche des prix en fin d'article).
Allant aussi à la rencontre des Belges, Hoover leur apprendra que le maïs qu'ils cultivaient pour alimentation du bétail, pouvait être moulu et donner une bonne farine destinée à la fabrication du pain.
Enfin, grâce à cette assistance, dès 1915, 10.000.000 de personnes seront épargnées d'une certaine misère.
Cette aide continuera pendant toute la guerre, même après l'entrée des Etats-Unis dans cet effrayant conflit. Hoover accède alors à une des plus hautes fonctions de l'Etat américain. Il obtient la responsabilité du Ministère de l'Agriculture, avec la lourde charge imposée par le Président, de diminuer les donations pour l'Europe, dont notre pays, et chapeautera simultanément la fonction de responsable du « Service de Secours de la Belgique » et celle de son pays.
Nous comprenons l'origine de toutes ces photos réalisées, pour la majorité, en 1916, tant dans l'enseignement primaire, officiel, que libre, visant à adresser un vif remerciement aux Américains et plus particulièrement à ce Quaker dévoué, de la part de la population belge.
© Louis Darbé |
© Louis Darbé |
© Jean Leboucq |
© Jean Leboucq |
Ces prises de vue dans l'ensemble, ont été réalisées avec des élèves des classes de la ville d'Enghien et des villages de Petit-Enghien et Marcq, autour d'un drapeau américain quelque peu dissimulé et les photos du roi Albert 1er et de la reine Elisabeth, d'un tableau mentionnant le nom de la commune, la date et les remerciements à la Nation américaine.
© Jean Leboucq |
Mais ces documents iconographiques ne seront pas les seules preuves d'une Belgique reconnaissante. C'est ainsi que dans un grenier de Steenkerque, une dame retrouva une plaque écussonnée datée de 1914-1917. Ignorant la raison d'être de l'objet en ce lieu, elle l'offrira au « Musée de la ferme et de la vie rurale » à Marcq, de Louis Darbé. Un simple regard sur cette représentation suffit pour en expliquer la signification : l'élan de solidarité du peuple américain à notre égard. Tous les éléments de cette vaste opération y sont rassemblés (sacs de blé, corne d'abondance, le drapeau Américain, ... ).
D'autre part, on constate à la simple analyse de ces photographies, que ces jeunes apparaissent en bonne santé, n'ayant pas connu la famine et qu'ils sont majoritairement bien habillés, ce qui nous porte à dire que l'aide de Mr Hoover devait efficace, certainement dans notre entité. Pourtant, tout ne sera pas simple, les denrées arrivées sur notre sol devaient être distribuées et réparties de façon équitable aux familles nécessiteuses. D'autres documents, datés de ces années, nous montrent que la gestion et la distribution ne furent pas chose facile, compte tenu des différentes problématiques dont celle des partis politiques, désireux d'arriver à une « récupération ». Apparemment chez nous, les opérations se déroulaient normalement, sous la houlette de Pierre Delannoy (pour Enghien) et de son épouse, aidés en cela par plusieurs personnes dévouées.
Mais parallèlement à ces aides contrôlées, il y avait encore pour des denrées locales et quelques autres, des commerces très réglementés et contrôlés par les autorités allemandes. On ne pouvait vendre les marchandises qu'au prix décidé et publié, ici en Hainaut par le Gouverneur Militaire Von Gladiss, sous peine d'amendes importantes et même d'emprisonnement. Bien sur, tout cela allait conduire à la mise en place de circuits parallèles que l'envahisseur soupçonnait d'exister, mais sans pour autant pouvoir enrayer le « Marché noir » où des aliments se négociaient jusqu'à 10 et même 15 fois le prix affiché dans les commerces.
Avec ce type de marchandage tout pouvait s'acheter, allant de la viande aux produits laitiers et le pain, mais aussi le chocolat, le savon, les chaussures, la bière. Il était même possible de moudre son grain acquis au marché noir et bien d'autres choses ...
La reproduction de l'affiche ordonnée par von Gladiss, permet d'imaginer la problématique ; quels sont les aliments disponibles, et surtout d'imaginer, en sachant qu'un franc de 1914 est équivalent à 2,97 €, le coût et le niveau de la vie en ces temps difficiles.
Il en a été ainsi pendant les quatre années de cette interminable guerre, avec l'espoir que lorsque l'Armistice sera signé, la situation économique s'arrangera. Mais rien n'est redevenu comme avant ; les morts, la faim, les maladies et la misère et le manque de travail ont continué pendant quelques années, laissant encore beaucoup d'exclus dans notre pays qui péniblement grâce aux efforts de la population belge et avec l'aide des Etats-Unis finira par se relever.
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Pour la majorité d'entre nous, il est bien loin le temps où l'aïeul qui avait survécu au carnage de la première guerre mondiale, racontait ses souvenirs et la grand-mère narrait le temps passé. Depuis plusieurs dizaines d'années, rares sont ceux et celles qui peuvent encore profiter de tels moments, remplacés par la télévision qui empêche ces passages de notre histoire de génération à génération.
A partir du mois d'août 1914, période qui correspond à l'arrivée de l'occupant, la vie des populations ne sera ni simple, ni agréable, devant faire face à une multitude de privations. Les cartes de ravitaillement, le marché noir mais aussi les représailles pour quiconque essayait d'outrepasser le dictat de l'autorité allemande étaient de règle. Heureusement, l'aide mise en place par Hoover permettait d'éviter le pire, la famine, et faisait sentir ses effets, dès les derniers mois de cette année de guerre. A cela viendra s'ajouter la réquisition de bâtiments d'Enghien, comme le collège Saint-Augustin qui fera fonction de lazaret(8) ainsi que l'école sise sur la Place du Vieux Marché.
Marcq et Petit-Enghien connaîtront aussi cette occupation avec son cortège de restrictions et de problèmes inévitables, liés à cette situation. Les épisodes de guerre vont se suivre sans pour autant se ressembler, tous aussi pénibles les unes que les autres.
C'est ainsi qu'en 1916, cent trente huit Enghiennois seront déportés à Soltau(9) tout comme plusieurs habitants de Petit-Enghien qui décèderont dans les camps allemands ou peu après leur retour dans leur famille.(10)
Faire-part concernant les déportés et soldats de Petit-Enghien ayant donné leur vie |
Commémoration de l'Armistice 2018 sur la place de Petit-Enghien. Aux chants de paix accompagnés de scénographies émouvantes réalisées par les enfants scolarisés à l'école Saint-Sauveur |
Mais si 1916 apporta son lot de misères, 1917 sera encore plus douloureuse. En effet, aux difficultés quotidiennes, s'ajoutèrent celles de recevoir et d'aider des familles plongées dans un dénuement extrême.
Le 1er mars 1917 des familles entières de Saint-Quentin (département de l'Aisne), sont jetées à la rue de jour comme de nuit, pour être rassemblées à la gare, d'où elles partiront souvent sans connaître leur destination.(11). Ce sont les évacués, les déracinés que l'envahisseur a chassés, avant de piller leurs maisons, de voler leurs œuvres d'art et de détruire cette ville à plus de 80%. Les villages des alentours, eux aussi subiront les mêmes sévices ordonnés par le comte de Bemstoff, commandant militaire de la place.
Il y a 100 ans, l'exode forcé des Saint-Quentinois
(France 3 - Picardie)
Du 28 février au 18 mars 1916, 55.000 habitants, sur ordre des Allemands, quitteront leur patrie pour la Belgique, sans espoir de retour, au rythme de 2000 par jour. Malgré la neige, la pluie, le froid, ils partent résignés, souvent sans bagages, et en haillons,(12) pour arriver à Braine-le-Comte, Jemappes, Enghien, Marcq, Hoves et Petit-Enghien ; ils sont 20 000 personnes, rien que dans la province du Hainaut!
D'autres resteront et seront accueillis dans les cités du Nord de la France comme Avesnes, Maubeuge, Le Cateau et Landrecies.
Alors que tout manquait, que la nourriture était déjà rationnée, il fallait partager avec ces malheureux ruinés, mais quelque part heureux, d'être reçus et abrités. Avoir un toit et pouvoir recevoir l'essentiel pour vivre, étaient à leurs yeux une chance.
Si Enghien avait son contingent de Saint Quentinois, Marcq tout comme Hoves possédaient leurs lots d'évacués ; Marcq et Labliau, en 1917 accueilleront 307 réfugiés.
C'est grâce à une liste du Docteur Mercier, résidant à Enghien Grand Place, que nous connaissons les noms de famille des réfugiés ainsi que celui des Marcquois qui ont hébergé ces personnes, soumises aux mêmes règles sanitaires et alimentaires que les Belges.
La majorité de ces Français restera chez nous jusqu'à la fin du conflit mondial. Le retour en terre natale ne se fera que quelque temps après la fin de la guerre, en général, dans les derniers mois de 1919. De plus, ce rapatriement se fera en fonction du métier exercé par le chef de famille. Cette décision a été prise en fonction du besoin de travailleurs dans le secteur de la construction. Il ne s'agissait pas de restauration mais bien de reconstruction, impliquant un étalement des retours des corps de métiers pour redonner vie à cette ville.
Quand aux dépouilles de ceux et celles qui étaient décédés chez nous pendant cette période, elles ne repartiront vers de nouvelles sépultures à Saint-Quentin qu'à partir de 1920, tous les cimetières ayant été détruits par les bombardements, sans compter la remise en ordre des registres d'état civil de Saint- Quentin.
Documents Louis Darbé |
Depuis 1918, l'Administration communale d'Enghien devient propriétaire d'une partie du Parc d'Enghien dénommé « Petit Parc ». Elle y fit tracer de nouvelles rues, dont deux portèrent désormais les noms de « rue Général Leman »(13) et « rue Saint-Quentin » en hommage et souvenir de cette triste période.
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BIOGRAPHIE DE HERBERT CLARK HOOVER (1874-1964)
Fils d'un forgeron Quaker, il devient orphelin très jeune.
Hoover développa une philosophie unique qui équilibra la responsabilité du bien-être des autres, avec une foi inébranlable dans la libre entreprise et le dynamisme individuel. Toutefois, son nom reste lié encore aujourd'hui à la crise économique de 1929 où des millions d'Américains perdirent leur emploi.
Sources :
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(1) Dès 1916 la majorité des semences seront introuvables sur le marché compliquant un peu plus la vie quotidienne des gens.
(2) Des villages entiers se sont retrouvés sans hommes pour assurer les travaux des champs et autres, il en a été de même dans
l'industrie lourde qui faisait vivre notre pays.
(3) Le gouverneur militaire du Hainaut publie un placard, dès janvier 1915 dans lequel il déclare réglementer les services de la Croix Rouge.
(4) Ernest Solvay (1838 - 1922) un Rebecquois de naissance, chimiste et industriel belge, fondateur de la Société Solvay & Compagnie. Ce sera un grand mécène pour la recherche scientifique de son époque, mais aussi pour des œuvres humanitaires. Il aidera aussi la reine Elisabeth de Belgique pour l'acquisition de pièces égyptiennes, trouvées dans les fouilles, et qui sont encore exposées dans nos musées.
(5) Pierre Delannoy (1876-1951). Il occupera les fonctions de bourgmestre d'Enghien de 1901 à 1951 avec une interruption pendant la deuxième guerre mondiale.
(6) Communauté religieuse fondée en Angleterre au 17e siècle par des dissidents de l'église anglicane ; ils partiront pour les Amériques principalement dans le Nord où ils se développeront au 19e siècle.
(7) L'on retrouve au travers de cette démarche son éducation chez les Quakers. Voir note biographique.
(8) Hôpital militaire de campagne.
(9) Commune sise à 80 km de Hanovre et à l'est de Brême.
(10) Gravement malade, ils pouvaient revenir de ces camps dits de travail forcé, souvent à la veille de la mort.
(11) Les Allemands ayant perdu différents fronts se sont regroupés et pour faire face au troupes alliées, ils ont créés près de Saint-Quentin une puissante ligne fortifiée et très fortement armée, dite la « Ligne Hindenburg ».
(12) Pour des raisons non spécifiées mais très blessantes, avant de monter dans les trains les Saint Quentinois étaient fouillés et souvent leurs bagages volés par les Allemands.
(13) Général belge attaché au fort de Loncin, blessé dans celui-ci, il sera fait prisonnier et aura sauvé la Belgique de l'anéantissement.