A la découverte d'Enghien par d'autres chemins
Beaucoup la fredonne, quelques bons vivants chantent le refrain, voire le premier couplet, mais quel Enghiennois peut aujourd'hui se targuer de connaître entièrement notre chanson locale ?
En voici l'histoire contée par Yves Delannoy.
Cette chanson dont le texte a été reproduit non sans quelques fautes et erreurs, a pour auteur un certain Cnutje. Inconnu au registre des écrivains comme des musiciens (1930-2004)...
Il s'agit d'un pseudonyme emprunté à Knut II le Grand, roi d'Angleterre (1014), de Danemark (1018) et de Norvège (1028), décédé en 1035 à Schafterbury, dont l'auteur, encore collégien, prétendait à tort ou à raison descendre, on ne sait trop par quelle voie : légitime, naturelle ou surnaturelle ? Passons !
Mais qui donc se cache derrière ce lointain personnage ? Ni plus, ni moins qu'un authentique Enghiennois, être humble et cherchant la Vérité, précise son avis mortuaire, né sur la planète Terre - plus précisément ici au numéro 13 de la rue de Nazareth - le 2 mai 1918 et décédé le 16 août 1986, non sans laisser un merci à tous ceux qui l'ont aidé en son passage sur ladite planète, et son au revoir à tous ceux qui l'ont aimé. Ni fleurs ni couronnes, mais un don à Amnesty international en lieu et place !
Etrange personnalité que ce Jacques Collard, fils aîné d'Ernest, instituteur et bibliothécaire à Enghien, né à Beauraing le 15 février 1886, et de Marie-Jeanne Ost, née à Enghien le 11 janvier 1889 !
Après ses humanités gréco-latines au Collège Saint-Augustin à Enghien (1929-1935) où il se fit baptiser Cnutje, il s'inscrit aux cours de philosophie et lettres à l'Institut Saint-Louis à Bruxelles.
Appelé à remplir ses obligations militaires, il les achève comme maréchal de logis de réserve au Deuxième Chasseurs à cheval à Namur.
La mobilisation en fait un instructeur des recrues des classes rappelables en 1940. Il terminera cette "carrière" en septembre dans le Midi de la France et le revoici à Enghien, futur époux d'Anne-Marie Marinx et père de quatre enfants dont deux, Michel et François, naissent ici.
Il quitte ces lieux pour Bruxelles, fin 1944, après avoir été engagé au Ministère de la Justice.
Il prend ensuite un grand virage : le ménage s'installe au Congo belge.
Esprit très vif, doué d'une plume très alerte, il a choisi la carrière littéraire. Ses connaissances linguistiques lui permettent, sous le pseudonyme de Jean Laroche, d'adapter en français plusieurs romans anglo-saxons dont le Peter Ibbetson, de George du Maurier.
S'orientant vers le journalisme, il circule beaucoup, observe, note et relate avec talent. Si bien qu'il devient chef des bureaux de Presse et des Relations Publiques du Gouverneur général, tout en participant à la direction de plusieurs périodiques et reportages congolais. Seraient-ce ceux-ci qui lui valurent d'exercer les fonctions de conseiller à l'Information du gouvernement du Burundi ?
Quoi qu'il en soit, il revient en Belgique, à moitié chauve, moustachu et barbichu par-dessous une devanture de grandes et grosses lunettes, se liant avec nombre d'artistes dont il suit avec intérêt et commente avec talent les multiples créations, manifestations et expositions. Tout ceci ne l'empêche pas de collaborer à diverses revues culturelles, telles : Synthèse, Demain, Scarabée, L'Eglantine, Fantasmagie, ainsi qu'à la publication des Textes et Documents du Ministère des Affaires étrangères. Mais c'est bien davantage le monde des Arts qui désormais l'intéresse. Depuis sa création en 1969, il assure la rubrique artistique du Pourquoi Pas ? et publie maints articles dans Galerie des Arts-Horizons du Fantastique (France), le Arti (Italie), etc. On lui devra aussi quelques biographies d'artistes : Charles Counhaye, l'homme seul (Erel), Aubin Pasque ou la resurgence du symbole (Mardaga), Jean Dupontou, la lumière habitée (L. Musin), Delporte. Aquarelles (Spruyt, Amsterdam).
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Au Pourquoi Pas ? il réunit une centaine de chroniques, en deux recueils intitulés 50 artistes en Belgique (1970 et 1986).
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Mais qu'est-ce donc qui inspira au dit Cnutje la chanson van Enge ?
Pour répondre à cette question, il importe de remonter aux évènements linguistiques qui agitèrent la ville en 1937-1938.
Enghien - plus exactement Edingen -, terre flamande où la langue officielle doit être exclusivement le flamand, ... cette thèse on l'avait déjà connue et vécue en 1917 : la ville d'Enghien avait été incorporée dans la province du Brabant, arrondissement de Bruxelles et le néerlandais imposé comme seule langue officielle.
La victoire de 1918 mit fin à ce régime tandis que la loi du 28 juin 1932 supprimait le choix de la langue administrative en imposant celle de la majorité indiquée par le dernier recensement. Toutefois, les avis et communications adressés par les services administratifs devaient être rédigés dans les deux langues dans les communes où, d'après le dernier recensement décennal, 30 % des habitants avaient déclaré parler le plus fréquemment la langue de l'autre région.
Or, tel était le cas d'Enghien - ville hainuyère - où, d'après les résultats du dernier recensement (1930) - discutable et très discuté -, plus de 30% de la population s'exprimaient en néerlandais.
Bien sûr ! les plaques des rues et autres inscriptions publiques n'étaient rédigées qu'en français, mais qui donc ici s'en plaignait ? Ce n'était cependant pas le cas pour certains flamands.
Au nom du Centraal Bureel Kr. - Vl. - Taalgrens Actie, Florimond Grammens s'en vint ici badigeonner tout ce qui n'était que français (1937).
Badinage ? Que non ! Préludes d'une pression flamande de plus en plus vive : la flamandisation gagnait l'enseignement, les services des postes, téléphones et télégraphes, les chemins de fer, la gendarmerie ...
Il est question de transférer à Hérinnes (Brabant) les bureaux des accises et du cadastre tandis que tout ce qui concerne la fiscalité directe, tomberait aux mains des Servites de Notre-Dame de Hal qui, elle, de toute évidence, n'était pour rien dans ces sordides manipulations. De quoi ajouter un suprême chapitre à la Diva Virgo Hallensis ... de Juste Lipse.
Quant à défendre vos intérêts ou revendiquer vos droits, cela ne se fera plus à la Justice de Paix d'Enghien, mais à Sint-Kwintens-Lennik avec recours éventuel à Brussel au lieu de Mons !
Ce n'était pas acceptable et, le 18 juin 1937, le bourgmestre d'Enghien priait le Roi d'accepter sa démission de premier magistrat. Une semaine plus tard, tous les conseillers communaux démissionnaient tandis que tous les suppléants se désistaient. Idem à la Commission d'Assistance Publique (C.A.P.). Dès lors, de nouvelles élections s'imposaient. Elles devaient avoir lieu le 25 juillet, mais Gaston De Dobbeleer, leader du V.N.V Zuid-Pajottenland et tête de file du parti flamingant, domicilié à Enghien pour les besoins de la cause, ne put recueillir les 20 signatures requises pour présenter une liste électorale et le conseil communal démissionnaire fut ainsi réélu ... sans lutte.
Ce fut fêté avec éclat, mais cela n'arrangeait pas les choses.
Ainsi que le proclamait le Standaard (7 août), toute la Flandre doit se précipiter au secours de ceux qui veulent qu'Enghien soit flamand. La victoire d'Enghien sera la victoire sur toute la frontière. Nous devons gagner la bataille d'Enghien. Avec l'aide de toute la Flandre, nous la gagnerons tandis que, selon le député Vindevogel, Une décision du conseil communal une élection ne peut changer la situation. Enghien doit être flamandisée. Enghien n'a rien à dire dans cette affaire.
Aussi, la tension ne fit que s'étendre et s'amplifier.
Les délibérations du collège échevinal et du conseil communal - rédigées en français - étaient frappées de nullité absolue, les emprunts et subsides pour les traitements des fonctionnaires communaux, les constructions scolaires, les travaux de voiries, rien de tout cela ne pouvait recevoir ·la moindre exécution. L'administration de la ville - par ailleurs privée de son bourgmestre qui refusait de prêter serment en flamand - devenait ainsi impossible.
Mais pour quoi donc s'entêter de la sorte ?
Ah! C'est qu'il ne s'agissait plus maintenant de défendre les intérêts d'une ville, qu'ils fussent culturels, sociaux, professionnels et autres. Ni même, plus généralement, d'assurer la liberté du père de famille en matière scolaire, ou encore l'autonomie du pouvoir communal. Non ! Le débat, devenu plus tragique, se situait bien au-delà de tout cela. C'est de l'existence même de la Belgique qu'il était maintenant question !
Qu,.on se rappelle ici les propos de certains parlementaires !
Au Sénat, Van Dieren : Comme Etat unitaire, la Belgique est périmée ...
A la Chambre, Leuridan : Nous travaillons à la démolition de la mauvaise Belgique et à la préparation de l'Etat thiois (...) L'Etat belge et la Flandre sont inconciliables (...) La nation flamande démolira l'Etat belge. Cette certitude est la joie de ma vie.
Devant de telles proclamations, n'y avait-il pas lieu de s'indigner, protester, résister ?
Et voilà cette petite soixantaine d'hectares qui faisait de la ville d'Enghien la plus petite du royaume, devenue comme un volcan secouant l'Etat jusqu'en ses assises.
Tout ceci était évidemment d'une extrême gravité : les agents hitlériens venaient de permettre l'annexion de l'Autriche ; d'autres s'évertuaient à en faire autant de la Hongrie avant de miner les âmes et terres slovènes. A qui donc le tour ?
On pouvait s'interroger. Et s'inquiéter ...
Or, le 6 mars 1938, à Kester, venant notamment de Louvain, Hamme, Lierre, Gand, etc., plusieurs autocars déversaient là vers 10 heures les troupes de la Werfbrigade. Leur leider, Staf De Clercq les y avait rassemblées pour organiser une expédition de propagande.
Et Vooruit ! Richting Edingen !
Les voici donc débarquant ici vers 11 heures, pour défiler tambourinant et claironnant, on ne peut mieux. Voilà pour l'oreille. Quant à l'œil, c'étaient de grosses bottes, culottes cavalières, chemises gris vertes, ceintures et baudriers de cuir, le tout "coiffé" d'une espèce de képi, flirtant le militaire.
Derrière cette clique, il en était qui distribuaient des tracts rédigés - pour les besoins d'être compris - dans les deux langues :
Habitants d'Enghien !
Ceux qui parcourent vos rues, vous saluent
Ce sont les soldats politiques de notre patrie flamande ...
Jusque là, rien de très alarmant dans ce défilé, encore qu'il ne figurait pas dans le programme des festivités communales. Les Enghiennois, sur le pas de leur maison, les regardaient non sans toutefois déconsidérer, désapprouver, condamner pareil déferlement. Mais le baromètre ne tardera pas à monter de quelques degrés dès lors que ces soldats politiques se mirent à barbouiller et arracher tout ce qui se trouvait rédigé en français : affiches, panneaux, enseignes. Hués, conspués, ils débouclèrent leur ceinturon et baudrier soudainement armés de disques de plomb et passèrent à l'attaque, blessant plusieurs spectateurs dont un enfant.
Il n'en fallut pas davantage pour que, sortant des cafés, les consommateurs, munis de verres et de bouteilles en bombardent ces sauvages.
Très heureusement survint la gendarmerie et ce fut la débandade vers la porte d'Hérinnes où les attendaient les autocars.
Il y eut néanmoins une quarantaine d'arrestations.
Awel ! veneie encor' stouffeie
On recul'ra pas nous auter pour personne ...
Telles sont les circonstances qui inspirèrent à Jacques Collard - dit Cnutje - De chanson van Enge ... Op den air van Valeureux Liegeois, le tout dédié au ministre de l'Intérieur de l'époque: O. Dierckx.
Il nous reste à en donner le texte exact. Le voici :
REFRAIN
Onzen Enghiennois
Das giene patois
T'es de toel van Enge
Crieie, rouspèteie
Pour la liberteie
Des Titjes van Enge.
IOn-z-a voulu nous tapeie morts
E flamandiseie not' vill' et not' bell' langue
Mais nous-z-a pas spireie dihors* * (expirer)
Après ça ils peuv' tent cor attendre.II
On-z-a de quoi faire de son nez
Pendant qu'les flamands batt'nt pour la langu' flamande
Et qu'les wallons vien' les engueuleie
Nous on a qua mêm' son proper langue.III
Awel ! veneie encor' stouffeie
On recul' ra pas nous auter pour personne
Et un' rammeling vous aurez
On vous montrera qu'on est des hommes !
Source : Yves Delannoy - A propos d'un Enghiennois et de... l'Enghiennoise - Annales du Cercle Royal Archéologique d'Enghien - Tome XXXVIII - 2004 - pp. 145-160.