• Le Parc d'Enghien - Article paru dans « Le Soir » du 5 août 1913

     

     

    Après tous les bruits contradictoires qui avaient couru au sujet de la cession, de la vente, du morcellement éventuel de l’admirable domaine d’Enghien, les fervents du pittoresque ont appris avec intérêt la vérité : ce domaine privé ne sera ni vendu, ni morcelé ; seulement, le duc d’Arenberg, à qui il appartient, accueillant les propositions d’un financier bruxellois, désireux d’y établir sa villégiature, périodique, va donner à celui-ci la libre disposition de cette propriété pour une période de cinquante ans, sous condition que le locataire y reconstruise à ses frais le château historique d’Enghien, complètement anéanti en 1789 par les révolutionnaires. Et voilà calmée, espérons-le, l’émotion des amis des arbres.

     

    Le Parc d'Enghien - Lu dans « Le Soir » du 5 août 1913

     

    C’est que, réellement ce domaine est une chose incomparable ; on le nomme « le Parc » et c’est justice, car depuis plus d’un siècle, le « parc », c’est à peu près toute la propriété d’Enghien. Il commence au cœur même de la petite ville , sur sa « place » à deux pas de son église, et ne mesure pas moins de 298 hectares d’étendue, répartis sur différentes communes auxquelles les derniers propriétaires du « parc » en avaient offert la libre jouissance en le rendant public. Et il ne contient pas seulement des pelouses, des quinconces, des boulingrins, des charmilles, une tour chinoise, des parterres d’eau et des parterres de fleurs ; le « parc » compte, en outre, de nombreuses fermes, des champs de céréales, des prairies, des oseraies, des exploitations maraîchères, il possède des chasses et des viviers, une orangerie, des fontaines, etc., le tout enclos de murailles. Et quelles murailles ! Hautes, épaisses, solides et telles enfin que les édifiaient les gens d’autrefois.

    Le domaine d’Enghien, déjà très vieux quand Le Nôtre en dessina les jardins, appartenait, dans les premières années du dix-septième siècle, au roi de France, Henri IV, qui en avait lui-même hérité de son père. Ce bien était venu dans la famille d’Antoine de Bourbon par l’alliance de cette famille avec les princes de Lusignan, ducs d’Enghien. Après son avènement au trône, Henri IV, qui n’y avait jamais mis le pied et le trouvait trop éloigné de sa capitale, le vendit au prince Charles d’Arenberg. Celui-ci et son épouse Anne de Croy recevaient du roi de France et de Navarre, par acte authentique fait à Paris le 30 janvier 1696, la seigneurie d’Enghien. Elle comprenait alors, selon une déclaration des acquéreurs, « les ville et chasteau du dict lieu, les villaiges de Petit-Enghien, Hérinnes, Marcq, Hoves, Castres, Haute-Croix, Pepinghien, Bilinghe, Vollezelles, Bassilly, Ghoy, et plusieurs autres parties de terres labourables, prétz, siriers, bois à taille et de haulte fustées, etc. »

    Tout ce territoire, en bloc, n’avait été payé que 270.000 livres.

     

    Le Parc d'Enghien - Lu dans « Le Soir » du 5 août 1913

     

    Pourtant, les richesses du duché d’Enghien, étaient fameuses dans le pays. Sous les d’Arenberg, celui-ci allait encore gagner en splendeur et en importance. Au moment où Louis XIV commençait de manifester les premiers symptômes de la folie qui devait lui faire jeter l’or à pleines mains pour les embellissements de Marly et de Versailles, les seigneurs d’Enghien voulurent, eux aussi, avoir leur parc selon la mode du temps. Et, s’il faut en croire l’auteur d’une copieuse et minutieuse Histoire de la ville d’Enghien, M. Mathieu, c’est alors que le prince d’Arenberg convia Le Nôtre chez lui ; l’illustre architecte des jardins y aurait fait un assez long séjour ; peu après Mme de Montpensier, la Grande Mademoiselle, de passage, elle aussi, à Enghien notait dans ses Mémoires que le château en était « grand et vieux », mais que, pour le jardin, c’était « la plus belle chose du monde et la plus extraordinaire ». Elle ajoutait ceci : « Il faudrait un temps infini pour en faire la description. » Plus tard, c’est Voltaire qui, ayant reçu, en même temps que Mme du Châtelet, l’hospitalité du duc Léopold d’Arenberg, va écrire d’Enghien à Helvétius : « Je suis dans un château où il n’ y a jamais eu de livres que ceux que Mme du Châtelet et moi y avons apportés, mais où, en revanche, il y a des jardins plus beaux que ceux de Chantilly. »

     

    Le Parc d'Enghien - Lu dans « Le Soir » du 5 août 1913

     

    Aujourd’hui, le « château grand et vieux », qui ne plaisait pas beaucoup à Mme de Montpensier, a disparu ; ses derniers vestiges en furent rasés au commencement du XIXe siècle ; il avait été occupé par les représentants du peuple en mission auprès des armées de la République et ceux-ci l’avaient laissé en un si pitoyable état que lorsqu’il fut restitué à ses légitimes propriétaires il n’y avait plus qu’à le démolir. Ce qu’on fit en ne laissant debout et meublés que deux pavillons situés en bonne place dans le parc ; ils datent du règne de Louis XIV. Quant aux anciennes constructions féodales, il en subsiste bien peu de chose ; ce sont d’abord des écuries vastes, profondes et fraîches, voûtées comme des basiliques ; un puits à margelle en fer ouvragé, de style gothique, et enfin un petit bâtiment servant de chapelle, mais qui n’eut pas toujours cette destination : c’est une construction de forme carrée, extrêmement haute, à verrières ogivales, à toit aigu. Sa meilleure originalité est due à son grand âge et à son emplacement sur une éminence, au milieu d’un bouquet d’arbres séculaires ; le long des quatre faces de cette chapelle court et monte un lierre, célèbre à bon droit ; en effet, son tronc égale en grosseur celui d’un chêne moyen et ses branches enserrent l’édifice de la base au faîte si abondamment, si étroitement qu’il est impossible de distinguer des murs de celui-ci autre chose que l’ouverture des fenêtres et de la porte d’entrée. Sous la chapelle est la sépulture des ducs d’Arenberg.

     

    Le Parc d'Enghien - Article paru dans « Le Soir » du 5 août 1913

     

    Beaucoup d’objets d’art de valeur figurent dans ce petit sanctuaire dont les murs intérieurs sont curieusement décorés. Ce sont d’abord les chiffres nuptiaux de Françoise de Luxembourg et de Philippe de Clèves, les seigneurs d’Enghien de 1515, semés là en lettres gothiques enlacées et dorées, que couronne l’écu – trois fleurs de néflier de la maison d’Arenberg ; des tableaux de piété assez nombreux attribués, peut-être un peu arbitrairement, à des maîtres tels que Memling, Albert Dürer, Rubens, coupent ça et là le motif ornemental produit par ce monogramme aussi amoureux qu’il est historique. Un retable en bois sculpté, d’autres travaux des imagiers wallons du moyen-âge surmontent l’autel de ce temple assurément fort ancien, mais de peu d’unité. Là n’est pas l’attrait particulier, la grâce enchanteresse, du domaine d’Enghien.

    Ce qui est incomparable ici, c’est ce parc immense, dont on n’aperçoit pas les limites et qui, peu visité comme peu entretenu depuis de longues années, retourne doucement à l’état sauvage.

    Tout de même on peut y distinguer encore trois genres tranchés de dessin ; à l’ouest, c’est le parc anglais, pittoresque, bien que très savamment tracé ; le centre, le nord et le sud évoquent, dans leur ensemble, le souvenir de Le Nôtre et de ses plantations géométriques. A l’est, c’est ce qu’on appelle le Bois sacré, et c’est la forêt germanique, lieu de rendez-vous des walkyries, lieu d’apparition de la dame de Lusignan, la Mélusine de la légende, la « dame blanche » d’Enghien.

     

    Le Parc d'Enghien - Lu dans « Le Soir » du 5 août 1913

     

    C’est à cet endroit de la propriété que l’on place le berceau de la seigneurie de ce nom : Enghien aurait été fondé, dit-on, par une colonie saxonne dont le chef s’appelait Enghe.

    La végétation, une végétation formidable et saine, comme seule la libre nature en produit, s’est étendue aux pièces d’eau du parc, et le lac principal, nommé autrefois le « Miroir » à cause de son extrême limpidité, désormais envahi par les plantes aquatiques, a l’air, en été, d’une corbeille fleurie ; quatre grands cygnes fastueusement blancs y voguent avec indolence. Ce domaine fait songer en de certains endroits aux Mystères d’Udolphe ; en d’autres, on pensera irrésistiblement à Verlaine, parlant du « vieux parc solitaire et glacé » où des spectres ont évoqué le passé !

     

    Le Parc d'Enghien - Lu dans « Le Soir » du 5 août 1913

     

    S’il faut en croire les on-dit, ce ne sont pas des spectres qu’on verra bientôt réveiller les échos du domaine d’Enghien, mais une catégorie bien vivante et moderne de nos contemporains. Souhaitons que ceux-ci lui conservent son caractère d’antan, son noble style ; souhaitons aussi que les nouveaux châtelains, respectueux d’un privilège traditionnel, continuent de permettre au public l’entrée libre du parc à certaines heures.

     

    Sources :

    Journal « Le Soir » du 5 août 1913
    Photos tirées de Facebook - Groupe Enghien en photos
    Photo intérieur chapelle castrale : Flickrhivemind